Une pute de luxe

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Une pute de luxe
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Michèle Ouimet
LA PRESSE

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Trois prostituées. D'abord, deux qui «font dans le luxe». Jade et Virginie. Belles, taille de mannequin, elles demandent le gros prix: 400$ pour une heure. Leurs clients sont des hommes d'affaires. Elles aiment leur métier. Puis, Eva, pauvre, paumée, droguée, qui vit dans un hôtel miteux. La prostitution a mille visages. Sombres et en demi-teintes. 
Jade se souvient de sa première fois. Elle était dans une auto avec d'autres prostituées. Elle avait mis des jarretelles parce qu'elle croyait que toutes les escortes en portaient. Elle était nerveuse, le patron de l'agence ne lui avait rien expliqué.
«Une des filles m'a dit : «Tu te déshabilles tout de suite, pis tu fais ta cochonne. Embraye et fais ça vite.»
Jade a suivi son conseil. « Facile », a-t-elle pensé en sortant de la chambre du client.
Jade se lève, prépare le café, me tend une tasse. Son appartement est petit, coquet, immaculé. D'une propreté maniaque. «Je suis très dédaigneuse», dit-elle.
Dans la salle de bain, des photos de Blanche-Neige et de Cendrillon tapissent le mur près du miroir.
Jade est grande, mince. Une taille de mannequin avec des épaules carrées. Cheveux noirs attachés en queue de cheval, traits fins, peau de pêche, maquillage discret.
Au bout de trois mois, Jade a laissé tomber les agences d'escorte. Pas assez payant. Et les jarretelles. Trop compliquées.
Elle a décidé de travailler seule. Elle a investi 7000 $ dans un site web. Elle a 33 ans et beaucoup de clients. Surtout des hommes d'affaires de passage à Montréal, des hommes qui s'ennuient entre deux réunions. Et elle voyage : New-York, Boston, Washington, Toronto.
«Pas payant, Toronto», précise-t-elle.
Elle recrute ses clients sur son site web. Elle gagne environ 100 000 $ par année. Ses tarifs sont élevés : 400 $ pour une heure, 600 $ pour deux, 1000 $ pour quatre, 5000 $ pour un week-end.
«Je fais peu de week-ends, dit-elle. Pas facile de faire semblant. Ça me prend tout mon petit change pour être souriante pendant quatre heures. Imagine un week-end ! Et je n'aime pas passer une nuit avec un client, c'est trop intime.»
Jade est une prostituée de luxe. Une courtisane, tient-elle à préciser.
«Avec les agences, je gagnais 100 $ l'heure. Pas très payant. Par contre, c'était moins exigeant, explique Jade. Après le travail, je pouvais tirer sur la plug et regarder la télé tranquille avec mon chien. J'avais la paix.»
Jade est devenue une femme d'affaires. Elle planifie ses voyages, réserve les chambres d'hôtel et les billets d'avion. «Des fois, je booke trop serré, dit-elle. Un homme arrive en avance, un autre lambine. Les clients ne doivent jamais se croiser.»
Elle est devenue prostituée par choix. Elle aime l'argent et la liberté que ce métier lui procure. Elle ne supporte pas le 9 à 5 et la vie de bureau. Elle étouffe. Mais il y a des inconvénients : les clients trop collants - elle déteste être «taponnée» - et ceux qui tombent en amour ou veulent la sauver.
«Quand ça ne marche pas avec un client, je lui dis : "Reprends ton argent pis étouffe-toi !"»
Elle n'a pas eu de clients violents. Ce sont les bizarres qui lui font peur.
«C'est dur, le stress des nouveaux clients. Tu ne sais jamais quel énergumène va se présenter à la porte. Et il y a les vieux dégueulasses de 65 ans qui puent de la gueule et qui veulent t'embrasser.»
Elle n'est jamais tombée en amour avec un client. ***
Lorsque Jade s'est lancée à son compte en 2006, elle a contacté Virginie, une courtisane qui se prostitue depuis 11 ans. Une femme d'affaires, comme Jade.
Site web racé, clientèle triée sur le volet, voyages : New-York, Boston, Chicago, Paris. Bientôt l'Asie. Virginie roule fort. Elle veut prendre sa retraite dans un an ou deux et conserver ses meilleurs clients, ceux qui ne tombent pas en amour ou qui ne se mettent pas en tête de la sauver. Ceux qui comprennent les règles du jeu.
«L'homme sait qu'il est un client et moi, une escorte. Il est là pour le plaisir, moi pour l'argent. Il n'y a pas de complications, pas de bitchage.»
Virginie a conseillé Jade. Elle connaît le métier sur le bout des doigts. Elle a 31 ans. Elle aussi se souvient de son premier client.
Elle avait 19 ans, lui la soixantaine. Il voulait la pénétrer sans condom. Elle a refusé net. «C'était un vieux, un gros cochon. Je lui ai fait un massage et je l'ai masturbé. Je suis rentrée chez nous découragée.»
Elle a travaillé pendant six ans pour des agences d'escorte. Elle a occupé tous les postes, même téléphoniste.
Pas faciles, les clients. «Quand la testostérone embarque, le cerveau ne marche plus», dit-elle.
Virginie avait souvent des conversations surréalistes. «Un homme appelait à l'agence, par exemple, et il me demandait : - As-tu fille de 18 ans ? - Oui, j'ai une petite mince. - Non, je voudrais une grande, au moins cinq pieds huit. - J'en ai une, mais elle fait 34B. J'ai aussi une 34D, mais elle a 22 ans. - Non, c'est trop vieux. Pis j'veux une rasée.
« Je demandais autour de moi : "Hey ! On as-tu une rasée ?"»
«La pression sur les filles est énorme, poursuit Virginie. Elle est seule avec le client dans une chambre d'hôtel. Elle a 30 secondes pour le jauger. Si elle n'a pas un bon feeling, elle sort, sinon, elle reste seule avec lui pendant une heure. Elle a zéro protection. Il peut la battre ou l'étrangler.»
Après six ans, Virginie en a eu assez des agences. Elle facturait 140 $ au client, mais elle n'empochait que 70 $.
Virginie est grande et mince. Elle aussi a une taille de mannequin. «À 19 ans, j'étais blonde platine et je faisais 34D-24-34. Je faisais plutôt Barbie. J'étais très en demande.»
Je l'ai rencontrée au bar de l'hôtel Hilton à Laval. Elle a pris un verre de vin, un seul qu'elle a étiré pendant deux heures. Comme Jade, elle évite la drogue et l'alcool. Elle prend un joint à l'occasion, rien de plus.
Elle refuse les clients qui ont moins de 35 ans. «Trop exigeants sexuellement, explique-t-elle. Les jeunes, c'est pénible.»
Elle offre peu de services sexuels : fellation et pénétration avec condom. Pas de sodomie, pas de fétichisme. Et elle n'embrasse pas. Les prostituées détestent embrasser. Trop intime.
Elle exige les mêmes tarifs que Jade. «C'est le maximum pour Montréal», précise-t-elle.
Les clients l'amènent au restaurant, au théâtre, parfois en voyage. «C'est un rendez-vous galant, dit-elle. Le service sexuel ne dure que 10 minutes.»
Virginie et Jade partagent la même enfance : pauvreté et père manquant.
«Ma mère est une dépressive chronique, raconte Virginie. À 13 ans, j'ai commencé à travailler dans un fast-food. Je connais l'importance de l'argent. Aujourd'hui, mes amis d'enfance ont deux ou trois enfants et ils travaillent au salaire minimum. Moi, je connais la différence entre un merlot et un cabernet. Pas eux. J'ai changé d'univers.»
Jade, aussi, aime l'argent. Elle a d'abord cherché un sugar daddy. Elle a consulté le site sugardaddy.com. Les hommes étaient exigeants et radins. Elle s'est tournée vers la prostitution même si elle nourrissait beaucoup de préjugés.
« Je pensais que les escortes étaient des putes au bout du rouleau, proches du suicide. C'était ma vision. Imagine !»
- Et aujourd'hui ? - On est isolées, c'est très dur.
Les préjugés sont tenaces. Peu de gens savent qu'elle se prostitue. Mais, au moins, elle a Virginie. Et Virginie a Jade.
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