Une passion palpable entre deux indiens

Une passion palpable entre deux indiens




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Une passion palpable entre deux indiens

Guimarães Rosa: « Mon oncle le jaguar »
« Chaque langue porte en elle l’empreinte d’un vieux mystĂšre » [1] , Ă©crivait JoĂŁo GuimarĂŁes Rosa en 1954, alors qu’il venait de visiter une rĂ©serve indienne dans le Mato Grosso. L’indigence dans laquelle vivaient ces Indiens, en marge de la civilisation, « portant chaussettes et chaussures », avait intriguĂ© l’auteur du Minas GeraĂŻs. Il entame, intĂ©ressĂ©, une discussion en bon portugais avec deux d’entre eux, dĂ©nommĂ©s U-la-lĂĄ (mais aussi Pedrinho, prĂ©nom brĂ©silien) et HĂł-ye-nĂł (CecĂ­lio). Mais ce qui le surprend et le fascine, c’est d’entendre tout Ă  coup ces Indiens parler entre eux dans une langue « pas vraiment gutturale, non nasale, non chantĂ©e ; mais ferme, contenue, occlusive et sans mollesse — une langue faite pour des personnes toniques et une terre froide ». Et il ajoute : « je l’ai respectĂ©e, comme j’ai aussitĂŽt respectĂ© ceux qui la parlaient. Il me semblait qu’ils reprĂ©sentaient une culture trĂšs ancienne ».
La date de rĂ©daction de la nouvelle « Mon oncle le jaguar » n’est pas connue, mais on peut envisager que la visite de GuimarĂŁes Rosa Ă  la rĂ©serve indienne du Mato Grosso n’est pas Ă©trangĂšre Ă  sa rĂ©daction. Parue en mars 1961 dans la revue Senhor , cette « histoire » restera sept ans dans les tiroirs de GuimarĂŁes Rosa avant d’ĂȘtre publiĂ©e dans le recueil de nouvelles posthumes Estas EstĂłrias (1969). Mais l’auteur avait notĂ© au crayon, sur un exemplaire de Senhor : « antĂ©rieur Ă  Grande SertĂŁo : Veredas » (son seul roman, publiĂ© en 1956, traduit en français sous le titre Diadorim ). Du point de vue de leurs structures, la nouvelle et le roman sont semblables : tous les deux prĂ©sentent un rĂ©cit Ă  la premiĂšre personne racontĂ© par un homme peu instruit Ă  un Ă©tranger venu de la ville, un narrataire dont le lecteur sait trĂšs peu de choses. Mais cette ressemblance s’estompe dĂšs que l’on s’intĂ©resse Ă  l’écriture mĂȘme du rĂ©cit : on ne trouvera pas dans le roman l’oralitĂ© manifeste de la nouvelle, pas plus qu’on ne trouvera dans « Mon oncle le jaguar » les inventions lexicales et syntaxiques du roman (dont les archaĂŻsmes, nĂ©ologismes, dĂ©placements de sens, mots rares et rĂ©gionalismes abondent, contribuant Ă  former une langue littĂ©ralement inouĂŻe, vĂ©ritable « portugais dans le portugais », qui provoqua un sĂ©isme lors de sa parution). En ce sens, « Mon oncle le jaguar » semble bien ĂȘtre un texte prĂ©paratoire Ă  Diadorim , un rĂ©cit dans lequel l’auteur se serait essayĂ© Ă  une forme expĂ©rimentale, fondĂ©e sur l’oralité ; c’est, du reste, une forme qu’il n’emploiera plus jamais dans ses textes.
Ainsi, il y a d’évidence chez Rosa, comme nous avons pu lire plus haut Ă  propos des Indiens Terenos, une fascination pour la langue et le langage. Cette passion immodĂ©rĂ©e (autodidacte, il parlait plusieurs langues) habite toute son Ɠuvre, depuis son premier recueil de nouvelles, Sagarana , encore Ă©crit dans un style traditionnel (quoiqu’on y pressent dĂ©jĂ  un goĂ»t prononcĂ© pour les mots nouveaux, comme en tĂ©moigne le titre, formĂ© Ă  partir de saga , au sens identique en français, et de rana , « à la maniĂšre de » en tupi), jusqu’aux derniers rĂ©cits de TutamĂ©ia , qui requiĂšrent un effort certain de la part du lecteur (mais, comme toute langue, la langue de GuimarĂŁes Rosa, celle prĂ©sente en tout cas dans Diadorim , demande Ă  ĂȘtre apprise ; or, une fois apprise, on se surprend Ă  la lire sans heurt, comprenant sans comprendre les nombreux mots Ă©tranges et les phrases sibyllines).
C’est par ce premier prisme que l’on pourrait aborder « Mon oncle le jaguar ». Il y a manifestement dans cette histoire, cette estĂłria (c’est ainsi que Rosa orthographiait, suivant une coutume populaire, mais qu’il systĂ©matique et conceptualise, le mot histĂłria , pour le distinguer de l’Histoire), une affaire de langue. La mĂ©tamorphose de l’Indien, ou du mĂ©tis de Blanc et d’Indienne, est aussi, comme l’avait notĂ© Haroldo de Campos [2] , une mĂ©tamorphose langagiĂšre : la langue du pĂšre, le portugais, est abandonnĂ©e, lorsque le chasseur devient jaguar, pour le tupi. Mais il y a Ă©galement une troisiĂšme langue dans la nouvelle, prĂ©sente sous la forme d’onomatopĂ©es (« hum, hĂ© hĂ©, eh, han, an-han, tiss, n’t , araan-a , po-pou po-pou, gnoum »  ) qui sont certes des marques de l’oralitĂ©, mais que l’on peut assimiler au langage de l’once. Ces rĂąles, ces souffles (« eh») , aspirations, claquements de langue (« n’t »), interjections tantĂŽt nasales, tantĂŽt rauques, inscrivent le langage de l’animal dans la trame du texte et constituent une matiĂšre sonore palpable, que le lecteur voit autant qu’il entend, comme si l’once parlait dĂ©jĂ  Ă  travers la bouche de l’Indien, sorte de prĂ©figuration de sa mĂ©tamorphose ou empreinte de son animalitĂ©, qui surgirait malgrĂ© lui par Ă -coups, suivant un rythme irrĂ©gulier.
Il faut noter, en outre, une dĂ©formation presque systĂ©matique des noms des personnages (« Valdemiro » devient « Rauremiro », « JoĂŁo » devient « NhuĂŁo », « Leopoldo » se transforme en « RiopĂŽro », « Valentim » en « Urentim » ) et de certains mots (« quajiment », « pasque », « chuis », « ‘sieu » ). Ainsi, comme le dit Haroldo de Campos, « ce n’est pas l’histoire qui cĂšde le premier plan Ă  la parole, mais la parole qui, en faisant irruption dans le premier plan, compose le personnage et l’action, et restitue ainsi l’histoire » [3] .
La langue crĂ©Ă©e par l’auteur dans cette nouvelle (et c’est ce qui constitue, au-delĂ  des expĂ©rimentations sur l’oralitĂ©, son innovation linguistique) est un portugais oral, avec un accent sertanejo (du Minas GeraĂŻs), mĂ©tissĂ© de tupi. Cette langue parlĂ©e originellement par une partie des Indiens du BrĂ©sil innerve tout le rĂ©cit. Outre la prĂ©sence de mots indiens, on note un dĂ©doublement de certains mots, des formes rĂ©itĂ©ratives (« beau, bon », « Maria Maria », « danger-danger », « remu-remuait », « poran-poranga »), ainsi qu’une sorte d’autotraduction : les mots tupis sont souvent accompagnĂ©s de leur traduction en portugais (« moi tout seul, nioum », «eh, catou, bon, beau, poran-poranga » — « catou » signifie « beau », « poranga » veut dire « trĂšs beau » ; cette phrase est donc composĂ©e par une suite de synonymes portugais-tupi). Or, ces formes rĂ©itĂ©ratives sont l’une des caractĂ©ristiques de la langue tupi. Il faut rappeler, du reste, que la langue tupi employĂ©e dans la nouvelle n’est pas toujours celle parlĂ©e par les Indiens lorsque les EuropĂ©ens sont arrivĂ©s, mais souvent le nheengatu, qui est une Ă©volution du tupi encore parlĂ©e aujourd’hui au BrĂ©sil. GuimarĂŁes Rosa joue avec ces deux formes et les mĂ©lange. Notons, par exemple, la forme ancienne de tupi, dans laquelle « poranga » signifiait gĂ©nĂ©ralement « beau », mais qui a pris au cours du temps le sens de « bon » : dans la nouvelle, les adjectifs « beau » et « bon » sont souvent liĂ©s l’un Ă  l’autre et se confondent (« elle a pas bon, beau feu, non », « ce qui sent bon, beau, c’est la viande » ). Enfin, l’auteur joue, souvent de maniĂšre tout Ă  fait transparente pour le lecteur, avec les sens des mots : « macio de doença » peut ĂȘtre compris en portugais comme « tendre de maladie », mais aussi « malade de maladie », car le mot « maci » signifie malade en tupi. Enfin, le « Bouche-tordue », qui est un autre mot pour Diable, est une traduction littĂ©rale de ÎuruparĂŻ (de Ăźuru , bouche et parĂŻ , tordue, en ancien tupi), entitĂ© malĂ©fique prĂ©sente chez plusieurs cultures indiennes, et qui dĂ©signe aujourd’hui le Diable en nheengatu. Ávila Marcel Twardowsky et Rodrigo Godilho Trevisan ont recensĂ©, dans une publication rĂ©cente [4] , plus de soixante entrĂ©es, en tupi ou nheegatu, prĂ©sentes dans le texte. C’est dire l’importance du tupi dans la construction du rĂ©cit (on dĂ©couvre, Ă  la lecture de cet excellent article, que mĂȘme certaines onomatopĂ©es du chasseur ont un sens en tupi : « aan » signifie « non », pour ne citer qu’un exemple).
C’est donc Ă  une mĂ©tamorphose linguistique, autant que physique, que nous assistons dans ce rĂ©cit. Le portugais, imprĂ©gnĂ© de tupi et de jaguar, rejette Ă  la fin du rĂ©cit toute son origine latine et se transforme pleinement en tupi-jaguar. Ainsi, la « tupinisation » du langage, entretissĂ©e d’onomatopĂ©es, annonce la mĂ©tamorphose et s’accomplit en elle.
Si pour Haroldo de Campos « Mon oncle le jaguar » est, comme il le dira vingt ans aprĂšs la publication de son premier essai, « l’étape la plus radicale (
) du projet hĂ©tĂ©roglossique (
) de transcription hybridisante du portugais » [5] (rapprochant ainsi GuimarĂŁes Rosa du Manifeste anthropophage d’Oswald de Andrade [6] ) , pour Walnice GalvĂŁo, le rĂ©cit, « loin d’ĂȘtre une simple histoire de loup-garou ou une fable de lycanthropie, est une profonde rĂ©flexion sur la nature et la culture — thĂšme majeur de toute l’Ɠuvre de LĂ©vi-Strauss. Il s’agit d’un texte singulier, une lecture fine de la tragĂ©die de la mort des cultures, qui a frappĂ© et frappe encore de maniĂšre vive notre continent amĂ©ricain » [7] .
AprĂšs avoir rappelĂ© que le culte du jaguar est omniprĂ©sent dans les cosmologies prĂ©colombiennes (on trouve au Mexique, par exemple, des figures de pierre anthropomorphiques, mi-hommes mi-jaguar), Walnice GalvĂŁo, dans un des plus cĂ©lĂšbres textes consacrĂ©s Ă  « Mon oncle le jaguar », revient sur le rĂŽle prĂ©pondĂ©rant du feu dans la nouvelle : « le rejet du monde civilisĂ©, domaine du cuit, est accompagnĂ© par le retour au monde de la nature, domaine du cru (
) entre les deux, se trouve le feu » [8] . Non seulement le « p’tit feu » du chasseur, marqueur de la civilisation, est prĂ©sent dĂšs les premiĂšres phrases, mais c’est aussi par le feu, dans sa version moderne et destructrice, l’arme Ă  feu, que l’homme-jaguar pĂ©rira. Notons aussi que c’est sous l’emprise de la cachaça (dont l’autre nom en portugais est aguardente , autrement dit, eau qui brĂ»le ) que le chasseur dira son rĂ©cit, et c’est elle aussi qui, en ce sens, permet ou favorise sa mĂ©tamorphose en jaguar.
Mais cette mĂ©tamorphose finale, spectaculaire, qui accompagne la mort du chasseur et qui clĂŽt la nouvelle, n’est que la derniĂšre transformation d’une sĂ©rie d’évolutions que le narrateur va dire. L’Indien mĂ©tis essaye d’abord d’intĂ©grer la sociĂ©tĂ© blanche, celle du pĂšre, en devenant pour le compte de NhuĂŁo Guedes chasseur d’onces. RejetĂ© par tous, seul, il s’enamoure d’une once, Maria-Maria. Cette nuit passĂ©e auprĂšs d’elle (une scĂšne qui Ă©voque bien sĂ»r Une passion dans le dĂ©sert de Balzac, histoire tragique d’un amour Ă©phĂ©mĂšre entre un militaire et une panthĂšre) est l’élĂ©ment transformateur, celui qui marque la rupture de la frontiĂšre entre le monde humain et le monde animal. Comme dans la nouvelle de Balzac, c’est l’once qui, sĂ©ductrice, vient vers l’homme endormi. C’est donc l’animal, ici une femelle, qui est Ă  l’origine du changement de classe biologique, thĂšme principal de la nouvelle. Reconnaissant en Maria-Maria une Ă©pouse, ou retrouvant en elle une mĂšre, le chasseur, pris de regrets d’avoir tuĂ© tant de jaguars, va prendre en haine les hommes et, premier geste anthropophage, les donner Ă  manger aux onces (on peut ici Ă©voquer l’un des mythes rapportĂ©s par LĂ©vi-Strauss dans Le cru et le cuit , et repris par Walnice GalvĂŁo, dans lequel l’homme dĂ©robe au jaguar deux de ses attributs : le feu et le tir Ă  l’arc. DĂ©possĂ©dĂ© de tout, le jaguar ne chasse plus qu’avec ses dents et ne mange que de la viande crue. Surtout, il est pris pour toujours d’une haine viscĂ©rale Ă  l’encontre de toute l’humanitĂ©). Enfin, devenant lui-mĂȘme jaguar, au cours d’une sorte de transe qui rappelle les rites chamaniques, il va se nourrir Ă  son tour de chair humaine. Si la scĂšne pourrait Ă©voquer le cannibalisme (prĂ©sent dans plusieurs cultures amĂ©rindiennes, en particulier au BrĂ©sil), on peut rappeler, avec Viveiros de Castro, qu’il n’y pas ici Ă  proprement parler d’acte cannibale (manger son semblable), au sens oĂč l’once, tout comme le chasseur, sont anthropophages (ils mangent l’homme) : si le chasseur, mĂ©tamorphosĂ© en once, devient anthropophage, c’est qu’il ne veut pas ĂȘtre cannibale (et manger, comme il le faisait lorsqu’il Ă©tait humain, la chair de l’once, sa parente).
L’abandon de la culture du pĂšre, la haine de l’homme-jaguar envers l’humanitĂ©, sont accompagnĂ©s d’un dĂ©sir de retour Ă  la tribu de la mĂšre. Ce n’est pas seulement une volontĂ© de redevenir indien, au sens large du terme, c’est prĂ©cisĂ©ment Ă  la tribu de la mĂšre, les TacunapĂ©ua, que le chasseur s’identifie. De la mĂȘme maniĂšre qu’il rĂ©pĂšte qu’il n’est le parent que de l’once (le iauaretĂȘ , de iauar , « fĂ©lin », et etĂȘ , « vrai » — c’est ce mot tupi qui a donnĂ© « jaguar » en français, alors que les BrĂ©siliens utilisent le mot d’origine latine, « onça ») pas de la souassourana (- rana veut dire « à la maniĂšre de », ou « semblable » en tupi — l’animal est connu en France sous le nom de Puma ), il revendique l’appartenance Ă  la tribu maternelle et rejette toute apparentĂ©e avec les Indiens CaraĂł, peureux et mĂ©prisables.
Pour Walnice GalvĂŁo, qui souligne que les codes familiaux tupis ne sont pas les nĂŽtres, « dans l’univers du discours du narrateur, le frĂšre de sa mĂšre est son pĂšre » [9] . Le vrai pĂšre serait l’oncle, pas le pĂšre biologique, d’oĂč l’appartenance du narrateur Ă  la tribu de la mĂšre. C’est un rapport de filiation explicite. Le titre original de la nouvelle, « Meu tio o iauaretĂȘ » (« Mon oncle le iauaretĂȘ »), exprimerait bien, du reste, cette appartenance, que le narrateur revendique plusieurs fois dans le rĂ©cit : le jaguar est frĂšre de ma mĂšre, je suis donc moi-mĂȘme un jaguar, je n’appartiens pas Ă  l’espĂšce de mon pĂšre, l’homme blanc, je suis un TacunapĂ©ua [10] .
La question de la consanguinitĂ© a son importance, car la scĂšne d’amour entre le narrateur et l’once est cruciale pour l’interprĂ©tation du rĂ©cit et le dĂ©roulement de l’intrigue. Cousine ou simple parente, l’once Maria-Maria porte le mĂȘme nom que sa mĂšre. En effet, Mar’Iara Maria (c’est le nom de la mĂšre, que l’on peut dĂ©composer en Maria-ra-Maria) signifie Madame Maria-Maria. La relation incestueuse apparaĂźt ainsi, pour GalvĂŁo, comme une Ă©vidence (quoique, soulignons-le, GuimarĂŁes Rosa brouille les pistes en donnant le prĂ©nom de Maria Ă  trois autres personnages : Maria QuirinĂ©ia et les deux frĂšres chasseurs, Uarentin Maria et GuguĂ© Maria, qui apprennent au narrateur Ă  chasser). Le chasseur, qui commettait auparavant le sacrilĂšge de tuer des onces va poursuivre une autre tĂąche sanguinaire en tuant des hommes. « Rejetant le code de l’homme blanc et perdant le code de l’Indien, il comprend au pied de la lettre les enseignements de sa mĂšre, qui disait qu’il Ă©tait once ; il ne peut plus comprendre la diffĂ©rence entre ĂȘtre once et avoir l’once en tant qu’ancĂȘtre mythique, un animal tabou avec lequel les relations sont soigneusement rĂ©glĂ©es. TransformĂ© en once et vivant maritalement avec une once, un autre piĂšge se referme sur lui [
]. Au sacrilĂšge d’avoir tuĂ© son totem, s’ajoute le sacrilĂšge de l’inceste. Il viole en mĂȘme temps les deux tabous fondateurs de la civilisation, pris dans la confusion de celui qui est perdu entre plusieurs cultures » [11] . Pour Walnice GalvĂŁo, l’histoire racontĂ©e par GuimarĂŁes Rosa est donc celle d’un « impossible retour ». Le mĂ©tis ne peut (et ne veut plus) vivre comme Blanc. Mais il ne peut pas non plus vivre comme Indien, ayant rejetĂ© l’humanitĂ©, ni comme jaguar, portant en lui le poids de deux tabous violĂ©s (le meurtre des onces et l’inceste).
La relation amoureuse entre le chasseur et l’once ne souffre en effet pas d’ambigĂŒitĂ©, le texte est assez clair sur ce point (tout comme la relation entre la panthĂšre et le militaire est explicite chez Balzac). Par ailleurs, le narrateur chĂ©rit sa mĂšre : il est prĂȘt Ă  tuer si l’on insulte sa mĂ©moire (ce qui le conduit Ă  offrir RiopĂŽro Ă  l’once, afin qu’elle le mange) et pardonne aisĂ©ment lorsqu’on fait son Ă©loge (que l’on songe Ă  la scĂšne oĂč, sur le point de tuer Maria QuirinĂ©ia, il retrouve tout Ă  coup son calme aprĂšs qu’elle lui ait dit que sa mĂšre devait ĂȘtre une femme « trĂšs belle, bonne trĂšs bonne »). Mais sa relation avec Maria-Maria pourrait aussi ĂȘtre lue comme les retrouvailles, rendues possibles par la mĂ©tamorphose, entre un fils et une mĂšre chĂ©rie, ou entre une once et ses chatons. Le deuil de la mĂšre serait ainsi sublimĂ© dans une relation entre l’homme et l’once, aux limites de l’inceste. Du reste, Maria-Maria n’a-t-elle pas perdu ses chatons ? Cherche-t-elle chez l’Indien un nouveau mĂąle avec qui s’accoupler ou un substitut Ă  l’un de ses petits disparus ? C’est en tout cas Ă  la suite d’un double deuil que leur union s’accomplit : l’homme cherche sa mĂšre et l’once un petit.
Ainsi, c’est peut-ĂȘtre dans cette relation homme-animal, par laquelle l’Indien sublime le deuil de sa mĂšre, que le texte trouve son expression la plus forte. La mort de l’Indien, Ă  la fin du rĂ©cit, ne serait pas, comme le dit Walnice GalvĂŁo, la seule issue possible pour ce mĂ©tis (comme une sorte de punition pour avoir violĂ© un tabou), mais une manifestation de sa figure christique. Car cet ĂȘtre hybride, rejetĂ© par la civilisation, mĂ©prisĂ© par tous, fils d’une Maria (Marie, en français), porte le nom de baptĂȘme de Antonho de Eiesus (dĂ©formation, processus systĂ©matique dans le texte, de JĂ©sus). Certes, il s’agirait alors d’un Christ punitif, qui ne pardonnerait pas aux humains leurs pĂ©chĂ©s. Notons ainsi que toutes les victimes de l’homme-jaguar commentent l’un des sept pĂ©chĂ©s capitaux (l’un est gourmand, l’autre paresseux, l’autre avare, un troisiĂšme est un mari violent et orgueilleux, un quatriĂšme convoite la femme de l’autre et Maria QuirinĂ©ia elle-mĂȘme est encline Ă  la luxure). GuimarĂŁes Rosa, qui adorait brouiller les pistes (n’a-t-il pas Ă©crit des TroisiĂšmes histoires , alors que les deuxiĂšmes n’existent pas ?), avait peut-ĂȘtre prĂ©vu cette lecture terrifiante, qui rappelle la christianisation forcĂ©e des Indiens (ici, JĂ©sus est le nom que son pĂšre lui a donnĂ©), mais oĂč l’Indien se vengerait de tous ses malheurs en utilisant les propres codes de la religion, devenant ainsi un instrument sanguinaire au service d’un chĂątiment divin. Le bain de sang qu’il provoque, certes trĂšs Ă©loignĂ© des prĂ©ceptes christiques, Ă©voque l’histoire sanglante de la colonisation des AmĂ©riques par les EuropĂ©ens et la christianisation forcĂ©e des autochtones.
En effet, cette histoire de GuimarĂŁes Rosa raconte aussi, de maniĂšre symbolique, une Histoire du BrĂ©sil, pays composĂ© de trois cultures mĂ©langĂ©es, mĂ©tissĂ©es dans la violence : les Blancs au pouvoir, les Noirs Ă  leur service, relĂ©guĂ©s Ă  un rĂŽle subalterne (ils sont, dans la nouvelle, simple mangeaille pour l’once), et les Indiens, exterminĂ©s et dĂ©possĂ©dĂ©s de leur culture. Ainsi, « Mon oncle le jaguar » dit, Ă  travers la parole d’un solitaire, seul survivant de sa race, l’extinction annoncĂ©e des Indiens. Il y a, du reste, plusieurs caractĂ©ristiques rĂ©alistes qui contribuent Ă  façonner un rĂ©cit vraisemblable dans son essence : la curiositĂ© du chasseur face au miroir, qu’il peine Ă  nommer (« vous avez ce machin – un miroir, oui ? ») Ă©voque l’intĂ©rĂȘt manifeste des Indiens pour cet accessoire inconnu que les EuropĂ©ens utilisaient comme objet d’échange ; la fascination exercĂ©e par l’arme Ă  feu (le chasseur ne cesse de vouloir la prendre dans ses mains) rappelle la terreur sacrĂ©e que les Indiens Ă©prouvaient au bruit et Ă  la vue des fusils ; enfin, l’alcool qui, consommĂ© sans modĂ©ration par les Indiens, provoquait de graves dĂ©gĂąts. Viveiros de Castro rappelle que l’histoire de cette rencontre entre un Indien et un Blanc est racontĂ©e de maniĂšre Ă©tonnamment vraisemblable : cela aurait pu se passer comme cela. Pour l’anthropologue, « Mon oncle le jaguar » est un rĂ©cit de « dĂ©mĂ©tissage » (« desmetização »), dans lequel un chasseur redevient Indien. C’est en tout cas, nous dit-il, une dimension allĂ©gorique et mĂ©taphysique possible. « Et la leçon de morale, poursuit-il, est sans Ă©quivoque : tout mĂ©tis qui voudra redevenir indien sera tuĂ© par l’homme blanc » [12] .
Ainsi
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