Une passion palpable entre deux indiens
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Une passion palpable entre deux indiens
Guimarães Rosa: « Mon oncle le jaguar »
« Chaque langue porte en elle lâempreinte dâun vieux mystĂšre » [1] , Ă©crivait JoĂŁo GuimarĂŁes Rosa en 1954, alors quâil venait de visiter une rĂ©serve indienne dans le Mato Grosso. Lâindigence dans laquelle vivaient ces Indiens, en marge de la civilisation, « portant chaussettes et chaussures », avait intriguĂ© lâauteur du Minas GeraĂŻs. Il entame, intĂ©ressĂ©, une discussion en bon portugais avec deux dâentre eux, dĂ©nommĂ©s U-la-lĂĄ (mais aussi Pedrinho, prĂ©nom brĂ©silien) et HĂł-ye-nĂł (CecĂlio). Mais ce qui le surprend et le fascine, câest dâentendre tout Ă coup ces Indiens parler entre eux dans une langue « pas vraiment gutturale, non nasale, non chantĂ©e ; mais ferme, contenue, occlusive et sans mollesse â une langue faite pour des personnes toniques et une terre froide ». Et il ajoute : « je lâai respectĂ©e, comme jâai aussitĂŽt respectĂ© ceux qui la parlaient. Il me semblait quâils reprĂ©sentaient une culture trĂšs ancienne ».
La date de rĂ©daction de la nouvelle « Mon oncle le jaguar » nâest pas connue, mais on peut envisager que la visite de GuimarĂŁes Rosa Ă la rĂ©serve indienne du Mato Grosso nâest pas Ă©trangĂšre Ă sa rĂ©daction. Parue en mars 1961 dans la revue Senhor , cette « histoire » restera sept ans dans les tiroirs de GuimarĂŁes Rosa avant dâĂȘtre publiĂ©e dans le recueil de nouvelles posthumes Estas EstĂłrias (1969). Mais lâauteur avait notĂ© au crayon, sur un exemplaire de Senhor : « antĂ©rieur Ă Grande SertĂŁo : Veredas » (son seul roman, publiĂ© en 1956, traduit en français sous le titre Diadorim ). Du point de vue de leurs structures, la nouvelle et le roman sont semblables : tous les deux prĂ©sentent un rĂ©cit Ă la premiĂšre personne racontĂ© par un homme peu instruit Ă un Ă©tranger venu de la ville, un narrataire dont le lecteur sait trĂšs peu de choses. Mais cette ressemblance sâestompe dĂšs que lâon sâintĂ©resse Ă lâĂ©criture mĂȘme du rĂ©cit : on ne trouvera pas dans le roman lâoralitĂ© manifeste de la nouvelle, pas plus quâon ne trouvera dans « Mon oncle le jaguar » les inventions lexicales et syntaxiques du roman (dont les archaĂŻsmes, nĂ©ologismes, dĂ©placements de sens, mots rares et rĂ©gionalismes abondent, contribuant Ă former une langue littĂ©ralement inouĂŻe, vĂ©ritable « portugais dans le portugais », qui provoqua un sĂ©isme lors de sa parution). En ce sens, « Mon oncle le jaguar » semble bien ĂȘtre un texte prĂ©paratoire Ă Diadorim , un rĂ©cit dans lequel lâauteur se serait essayĂ© Ă une forme expĂ©rimentale, fondĂ©e sur lâoralitĂ©Â ; câest, du reste, une forme quâil nâemploiera plus jamais dans ses textes.
Ainsi, il y a dâĂ©vidence chez Rosa, comme nous avons pu lire plus haut Ă propos des Indiens Terenos, une fascination pour la langue et le langage. Cette passion immodĂ©rĂ©e (autodidacte, il parlait plusieurs langues) habite toute son Ćuvre, depuis son premier recueil de nouvelles, Sagarana , encore Ă©crit dans un style traditionnel (quoiquâon y pressent dĂ©jĂ un goĂ»t prononcĂ© pour les mots nouveaux, comme en tĂ©moigne le titre, formĂ© Ă partir de saga , au sens identique en français, et de rana , « à la maniĂšre de » en tupi), jusquâaux derniers rĂ©cits de TutamĂ©ia , qui requiĂšrent un effort certain de la part du lecteur (mais, comme toute langue, la langue de GuimarĂŁes Rosa, celle prĂ©sente en tout cas dans Diadorim , demande Ă ĂȘtre apprise ; or, une fois apprise, on se surprend Ă la lire sans heurt, comprenant sans comprendre les nombreux mots Ă©tranges et les phrases sibyllines).
Câest par ce premier prisme que lâon pourrait aborder « Mon oncle le jaguar ». Il y a manifestement dans cette histoire, cette estĂłria (câest ainsi que Rosa orthographiait, suivant une coutume populaire, mais quâil systĂ©matique et conceptualise, le mot histĂłria , pour le distinguer de lâHistoire), une affaire de langue. La mĂ©tamorphose de lâIndien, ou du mĂ©tis de Blanc et dâIndienne, est aussi, comme lâavait notĂ© Haroldo de Campos [2] , une mĂ©tamorphose langagiĂšre : la langue du pĂšre, le portugais, est abandonnĂ©e, lorsque le chasseur devient jaguar, pour le tupi. Mais il y a Ă©galement une troisiĂšme langue dans la nouvelle, prĂ©sente sous la forme dâonomatopĂ©es (« hum, hĂ© hĂ©, eh, han, an-han, tiss, nât , araan-a , po-pou po-pou, gnoum »⊠) qui sont certes des marques de lâoralitĂ©, mais que lâon peut assimiler au langage de lâonce. Ces rĂąles, ces souffles (« eh») , aspirations, claquements de langue (« nât »), interjections tantĂŽt nasales, tantĂŽt rauques, inscrivent le langage de lâanimal dans la trame du texte et constituent une matiĂšre sonore palpable, que le lecteur voit autant quâil entend, comme si lâonce parlait dĂ©jĂ Ă travers la bouche de lâIndien, sorte de prĂ©figuration de sa mĂ©tamorphose ou empreinte de son animalitĂ©, qui surgirait malgrĂ© lui par Ă -coups, suivant un rythme irrĂ©gulier.
Il faut noter, en outre, une dĂ©formation presque systĂ©matique des noms des personnages (« Valdemiro » devient « Rauremiro », « JoĂŁo » devient « NhuĂŁo », « Leopoldo » se transforme en « RiopĂŽro », « Valentim » en « Urentim »âŠ) et de certains mots (« quajiment », « pasque », « chuis », « âsieu »âŠ). Ainsi, comme le dit Haroldo de Campos, « ce nâest pas lâhistoire qui cĂšde le premier plan Ă la parole, mais la parole qui, en faisant irruption dans le premier plan, compose le personnage et lâaction, et restitue ainsi lâhistoire » [3] .
La langue crĂ©Ă©e par lâauteur dans cette nouvelle (et câest ce qui constitue, au-delĂ des expĂ©rimentations sur lâoralitĂ©, son innovation linguistique) est un portugais oral, avec un accent sertanejo (du Minas GeraĂŻs), mĂ©tissĂ© de tupi. Cette langue parlĂ©e originellement par une partie des Indiens du BrĂ©sil innerve tout le rĂ©cit. Outre la prĂ©sence de mots indiens, on note un dĂ©doublement de certains mots, des formes rĂ©itĂ©ratives (« beau, bon », « Maria Maria », « danger-danger », « remu-remuait », « poran-poranga »), ainsi quâune sorte dâautotraduction : les mots tupis sont souvent accompagnĂ©s de leur traduction en portugais (« moi tout seul, nioum », «eh, catou, bon, beau, poran-poranga » â « catou » signifie « beau », « poranga » veut dire « trĂšs beau » ; cette phrase est donc composĂ©e par une suite de synonymes portugais-tupi). Or, ces formes rĂ©itĂ©ratives sont lâune des caractĂ©ristiques de la langue tupi. Il faut rappeler, du reste, que la langue tupi employĂ©e dans la nouvelle nâest pas toujours celle parlĂ©e par les Indiens lorsque les EuropĂ©ens sont arrivĂ©s, mais souvent le nheengatu, qui est une Ă©volution du tupi encore parlĂ©e aujourdâhui au BrĂ©sil. GuimarĂŁes Rosa joue avec ces deux formes et les mĂ©lange. Notons, par exemple, la forme ancienne de tupi, dans laquelle « poranga » signifiait gĂ©nĂ©ralement « beau », mais qui a pris au cours du temps le sens de « bon » : dans la nouvelle, les adjectifs « beau » et « bon » sont souvent liĂ©s lâun Ă lâautre et se confondent (« elle a pas bon, beau feu, non », « ce qui sent bon, beau, câest la viande »âŠ). Enfin, lâauteur joue, souvent de maniĂšre tout Ă fait transparente pour le lecteur, avec les sens des mots : « macio de doença » peut ĂȘtre compris en portugais comme « tendre de maladie », mais aussi « malade de maladie », car le mot « maci » signifie malade en tupi. Enfin, le « Bouche-tordue », qui est un autre mot pour Diable, est une traduction littĂ©rale de ĂuruparĂŻ (de Ăźuru , bouche et parĂŻ , tordue, en ancien tupi), entitĂ© malĂ©fique prĂ©sente chez plusieurs cultures indiennes, et qui dĂ©signe aujourdâhui le Diable en nheengatu. Ăvila Marcel Twardowsky et Rodrigo Godilho Trevisan ont recensĂ©, dans une publication rĂ©cente [4] , plus de soixante entrĂ©es, en tupi ou nheegatu, prĂ©sentes dans le texte. Câest dire lâimportance du tupi dans la construction du rĂ©cit (on dĂ©couvre, Ă la lecture de cet excellent article, que mĂȘme certaines onomatopĂ©es du chasseur ont un sens en tupi : « aan » signifie « non », pour ne citer quâun exemple).
Câest donc Ă une mĂ©tamorphose linguistique, autant que physique, que nous assistons dans ce rĂ©cit. Le portugais, imprĂ©gnĂ© de tupi et de jaguar, rejette Ă la fin du rĂ©cit toute son origine latine et se transforme pleinement en tupi-jaguar. Ainsi, la « tupinisation » du langage, entretissĂ©e dâonomatopĂ©es, annonce la mĂ©tamorphose et sâaccomplit en elle.
Si pour Haroldo de Campos « Mon oncle le jaguar » est, comme il le dira vingt ans aprĂšs la publication de son premier essai, « lâĂ©tape la plus radicale (âŠ) du projet hĂ©tĂ©roglossique (âŠ) de transcription hybridisante du portugais » [5] (rapprochant ainsi GuimarĂŁes Rosa du Manifeste anthropophage dâOswald de Andrade [6] ) , pour Walnice GalvĂŁo, le rĂ©cit, « loin dâĂȘtre une simple histoire de loup-garou ou une fable de lycanthropie, est une profonde rĂ©flexion sur la nature et la culture â thĂšme majeur de toute lâĆuvre de LĂ©vi-Strauss. Il sâagit dâun texte singulier, une lecture fine de la tragĂ©die de la mort des cultures, qui a frappĂ© et frappe encore de maniĂšre vive notre continent amĂ©ricain » [7] .
AprĂšs avoir rappelĂ© que le culte du jaguar est omniprĂ©sent dans les cosmologies prĂ©colombiennes (on trouve au Mexique, par exemple, des figures de pierre anthropomorphiques, mi-hommes mi-jaguar), Walnice GalvĂŁo, dans un des plus cĂ©lĂšbres textes consacrĂ©s à « Mon oncle le jaguar », revient sur le rĂŽle prĂ©pondĂ©rant du feu dans la nouvelle : « le rejet du monde civilisĂ©, domaine du cuit, est accompagnĂ© par le retour au monde de la nature, domaine du cru (âŠ) entre les deux, se trouve le feu » [8] . Non seulement le « pâtit feu » du chasseur, marqueur de la civilisation, est prĂ©sent dĂšs les premiĂšres phrases, mais câest aussi par le feu, dans sa version moderne et destructrice, lâarme Ă feu, que lâhomme-jaguar pĂ©rira. Notons aussi que câest sous lâemprise de la cachaça (dont lâautre nom en portugais est aguardente , autrement dit, eau qui brĂ»le ) que le chasseur dira son rĂ©cit, et câest elle aussi qui, en ce sens, permet ou favorise sa mĂ©tamorphose en jaguar.
Mais cette mĂ©tamorphose finale, spectaculaire, qui accompagne la mort du chasseur et qui clĂŽt la nouvelle, nâest que la derniĂšre transformation dâune sĂ©rie dâĂ©volutions que le narrateur va dire. LâIndien mĂ©tis essaye dâabord dâintĂ©grer la sociĂ©tĂ© blanche, celle du pĂšre, en devenant pour le compte de NhuĂŁo Guedes chasseur dâonces. RejetĂ© par tous, seul, il sâenamoure dâune once, Maria-Maria. Cette nuit passĂ©e auprĂšs dâelle (une scĂšne qui Ă©voque bien sĂ»r Une passion dans le dĂ©sert de Balzac, histoire tragique dâun amour Ă©phĂ©mĂšre entre un militaire et une panthĂšre) est lâĂ©lĂ©ment transformateur, celui qui marque la rupture de la frontiĂšre entre le monde humain et le monde animal. Comme dans la nouvelle de Balzac, câest lâonce qui, sĂ©ductrice, vient vers lâhomme endormi. Câest donc lâanimal, ici une femelle, qui est Ă lâorigine du changement de classe biologique, thĂšme principal de la nouvelle. Reconnaissant en Maria-Maria une Ă©pouse, ou retrouvant en elle une mĂšre, le chasseur, pris de regrets dâavoir tuĂ© tant de jaguars, va prendre en haine les hommes et, premier geste anthropophage, les donner Ă manger aux onces (on peut ici Ă©voquer lâun des mythes rapportĂ©s par LĂ©vi-Strauss dans Le cru et le cuit , et repris par Walnice GalvĂŁo, dans lequel lâhomme dĂ©robe au jaguar deux de ses attributs : le feu et le tir Ă lâarc. DĂ©possĂ©dĂ© de tout, le jaguar ne chasse plus quâavec ses dents et ne mange que de la viande crue. Surtout, il est pris pour toujours dâune haine viscĂ©rale Ă lâencontre de toute lâhumanitĂ©). Enfin, devenant lui-mĂȘme jaguar, au cours dâune sorte de transe qui rappelle les rites chamaniques, il va se nourrir Ă son tour de chair humaine. Si la scĂšne pourrait Ă©voquer le cannibalisme (prĂ©sent dans plusieurs cultures amĂ©rindiennes, en particulier au BrĂ©sil), on peut rappeler, avec Viveiros de Castro, quâil nây pas ici Ă proprement parler dâacte cannibale (manger son semblable), au sens oĂč lâonce, tout comme le chasseur, sont anthropophages (ils mangent lâhomme) : si le chasseur, mĂ©tamorphosĂ© en once, devient anthropophage, câest quâil ne veut pas ĂȘtre cannibale (et manger, comme il le faisait lorsquâil Ă©tait humain, la chair de lâonce, sa parente).
Lâabandon de la culture du pĂšre, la haine de lâhomme-jaguar envers lâhumanitĂ©, sont accompagnĂ©s dâun dĂ©sir de retour Ă la tribu de la mĂšre. Ce nâest pas seulement une volontĂ© de redevenir indien, au sens large du terme, câest prĂ©cisĂ©ment Ă la tribu de la mĂšre, les TacunapĂ©ua, que le chasseur sâidentifie. De la mĂȘme maniĂšre quâil rĂ©pĂšte quâil nâest le parent que de lâonce (le iauaretĂȘ , de iauar , « fĂ©lin », et etĂȘ , « vrai » â câest ce mot tupi qui a donnĂ© « jaguar » en français, alors que les BrĂ©siliens utilisent le mot dâorigine latine, « onça ») pas de la souassourana (- rana veut dire « à la maniĂšre de », ou « semblable » en tupi â lâanimal est connu en France sous le nom de Puma ), il revendique lâappartenance Ă la tribu maternelle et rejette toute apparentĂ©e avec les Indiens CaraĂł, peureux et mĂ©prisables.
Pour Walnice GalvĂŁo, qui souligne que les codes familiaux tupis ne sont pas les nĂŽtres, « dans lâunivers du discours du narrateur, le frĂšre de sa mĂšre est son pĂšre » [9] . Le vrai pĂšre serait lâoncle, pas le pĂšre biologique, dâoĂč lâappartenance du narrateur Ă la tribu de la mĂšre. Câest un rapport de filiation explicite. Le titre original de la nouvelle, « Meu tio o iauaretĂȘ » (« Mon oncle le iauaretĂȘ »), exprimerait bien, du reste, cette appartenance, que le narrateur revendique plusieurs fois dans le rĂ©cit : le jaguar est frĂšre de ma mĂšre, je suis donc moi-mĂȘme un jaguar, je nâappartiens pas Ă lâespĂšce de mon pĂšre, lâhomme blanc, je suis un TacunapĂ©ua [10] .
La question de la consanguinitĂ© a son importance, car la scĂšne dâamour entre le narrateur et lâonce est cruciale pour lâinterprĂ©tation du rĂ©cit et le dĂ©roulement de lâintrigue. Cousine ou simple parente, lâonce Maria-Maria porte le mĂȘme nom que sa mĂšre. En effet, MarâIara Maria (câest le nom de la mĂšre, que lâon peut dĂ©composer en Maria-ra-Maria) signifie Madame Maria-Maria. La relation incestueuse apparaĂźt ainsi, pour GalvĂŁo, comme une Ă©vidence (quoique, soulignons-le, GuimarĂŁes Rosa brouille les pistes en donnant le prĂ©nom de Maria Ă trois autres personnages : Maria QuirinĂ©ia et les deux frĂšres chasseurs, Uarentin Maria et GuguĂ© Maria, qui apprennent au narrateur Ă chasser). Le chasseur, qui commettait auparavant le sacrilĂšge de tuer des onces va poursuivre une autre tĂąche sanguinaire en tuant des hommes. « Rejetant le code de lâhomme blanc et perdant le code de lâIndien, il comprend au pied de la lettre les enseignements de sa mĂšre, qui disait quâil Ă©tait once ; il ne peut plus comprendre la diffĂ©rence entre ĂȘtre once et avoir lâonce en tant quâancĂȘtre mythique, un animal tabou avec lequel les relations sont soigneusement rĂ©glĂ©es. TransformĂ© en once et vivant maritalement avec une once, un autre piĂšge se referme sur lui [âŠ]. Au sacrilĂšge dâavoir tuĂ© son totem, sâajoute le sacrilĂšge de lâinceste. Il viole en mĂȘme temps les deux tabous fondateurs de la civilisation, pris dans la confusion de celui qui est perdu entre plusieurs cultures » [11] . Pour Walnice GalvĂŁo, lâhistoire racontĂ©e par GuimarĂŁes Rosa est donc celle dâun « impossible retour ». Le mĂ©tis ne peut (et ne veut plus) vivre comme Blanc. Mais il ne peut pas non plus vivre comme Indien, ayant rejetĂ© lâhumanitĂ©, ni comme jaguar, portant en lui le poids de deux tabous violĂ©s (le meurtre des onces et lâinceste).
La relation amoureuse entre le chasseur et lâonce ne souffre en effet pas dâambigĂŒitĂ©, le texte est assez clair sur ce point (tout comme la relation entre la panthĂšre et le militaire est explicite chez Balzac). Par ailleurs, le narrateur chĂ©rit sa mĂšre : il est prĂȘt Ă tuer si lâon insulte sa mĂ©moire (ce qui le conduit Ă offrir RiopĂŽro Ă lâonce, afin quâelle le mange) et pardonne aisĂ©ment lorsquâon fait son Ă©loge (que lâon songe Ă la scĂšne oĂč, sur le point de tuer Maria QuirinĂ©ia, il retrouve tout Ă coup son calme aprĂšs quâelle lui ait dit que sa mĂšre devait ĂȘtre une femme « trĂšs belle, bonne trĂšs bonne »). Mais sa relation avec Maria-Maria pourrait aussi ĂȘtre lue comme les retrouvailles, rendues possibles par la mĂ©tamorphose, entre un fils et une mĂšre chĂ©rie, ou entre une once et ses chatons. Le deuil de la mĂšre serait ainsi sublimĂ© dans une relation entre lâhomme et lâonce, aux limites de lâinceste. Du reste, Maria-Maria nâa-t-elle pas perdu ses chatons ? Cherche-t-elle chez lâIndien un nouveau mĂąle avec qui sâaccoupler ou un substitut Ă lâun de ses petits disparus ? Câest en tout cas Ă la suite dâun double deuil que leur union sâaccomplit : lâhomme cherche sa mĂšre et lâonce un petit.
Ainsi, câest peut-ĂȘtre dans cette relation homme-animal, par laquelle lâIndien sublime le deuil de sa mĂšre, que le texte trouve son expression la plus forte. La mort de lâIndien, Ă la fin du rĂ©cit, ne serait pas, comme le dit Walnice GalvĂŁo, la seule issue possible pour ce mĂ©tis (comme une sorte de punition pour avoir violĂ© un tabou), mais une manifestation de sa figure christique. Car cet ĂȘtre hybride, rejetĂ© par la civilisation, mĂ©prisĂ© par tous, fils dâune Maria (Marie, en français), porte le nom de baptĂȘme de Antonho de Eiesus (dĂ©formation, processus systĂ©matique dans le texte, de JĂ©sus). Certes, il sâagirait alors dâun Christ punitif, qui ne pardonnerait pas aux humains leurs pĂ©chĂ©s. Notons ainsi que toutes les victimes de lâhomme-jaguar commentent lâun des sept pĂ©chĂ©s capitaux (lâun est gourmand, lâautre paresseux, lâautre avare, un troisiĂšme est un mari violent et orgueilleux, un quatriĂšme convoite la femme de lâautre et Maria QuirinĂ©ia elle-mĂȘme est encline Ă la luxure). GuimarĂŁes Rosa, qui adorait brouiller les pistes (nâa-t-il pas Ă©crit des TroisiĂšmes histoires , alors que les deuxiĂšmes nâexistent pas ?), avait peut-ĂȘtre prĂ©vu cette lecture terrifiante, qui rappelle la christianisation forcĂ©e des Indiens (ici, JĂ©sus est le nom que son pĂšre lui a donnĂ©), mais oĂč lâIndien se vengerait de tous ses malheurs en utilisant les propres codes de la religion, devenant ainsi un instrument sanguinaire au service dâun chĂątiment divin. Le bain de sang quâil provoque, certes trĂšs Ă©loignĂ© des prĂ©ceptes christiques, Ă©voque lâhistoire sanglante de la colonisation des AmĂ©riques par les EuropĂ©ens et la christianisation forcĂ©e des autochtones.
En effet, cette histoire de GuimarĂŁes Rosa raconte aussi, de maniĂšre symbolique, une Histoire du BrĂ©sil, pays composĂ© de trois cultures mĂ©langĂ©es, mĂ©tissĂ©es dans la violence : les Blancs au pouvoir, les Noirs Ă leur service, relĂ©guĂ©s Ă un rĂŽle subalterne (ils sont, dans la nouvelle, simple mangeaille pour lâonce), et les Indiens, exterminĂ©s et dĂ©possĂ©dĂ©s de leur culture. Ainsi, « Mon oncle le jaguar » dit, Ă travers la parole dâun solitaire, seul survivant de sa race, lâextinction annoncĂ©e des Indiens. Il y a, du reste, plusieurs caractĂ©ristiques rĂ©alistes qui contribuent Ă façonner un rĂ©cit vraisemblable dans son essence : la curiositĂ© du chasseur face au miroir, quâil peine Ă nommer (« vous avez ce machin â un miroir, oui ? ») Ă©voque lâintĂ©rĂȘt manifeste des Indiens pour cet accessoire inconnu que les EuropĂ©ens utilisaient comme objet dâĂ©change ; la fascination exercĂ©e par lâarme Ă feu (le chasseur ne cesse de vouloir la prendre dans ses mains) rappelle la terreur sacrĂ©e que les Indiens Ă©prouvaient au bruit et Ă la vue des fusils ; enfin, lâalcool qui, consommĂ© sans modĂ©ration par les Indiens, provoquait de graves dĂ©gĂąts. Viveiros de Castro rappelle que lâhistoire de cette rencontre entre un Indien et un Blanc est racontĂ©e de maniĂšre Ă©tonnamment vraisemblable : cela aurait pu se passer comme cela. Pour lâanthropologue, « Mon oncle le jaguar » est un rĂ©cit de « dĂ©mĂ©tissage » (« desmetização »), dans lequel un chasseur redevient Indien. Câest en tout cas, nous dit-il, une dimension allĂ©gorique et mĂ©taphysique possible. « Et la leçon de morale, poursuit-il, est sans Ă©quivoque : tout mĂ©tis qui voudra redevenir indien sera tuĂ© par lâhomme blanc » [12] .
Ainsi
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