Une Blanche de porcelaine et une Black d'ébène
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Améliorez vos connaissances dans le domaine des poupées de collection
La belle exposition de la collection de poupées africaines-américaines de Deborah Neff, qui s’est tenue du 23 février au 20 mai 2018 à la Maison Rouge à Paris, est l’occasion de revenir sur l’histoire tourmentée de la représentation des poupées noires, de l’imagerie raciste des golliwogs aux poupées actuelles à revendication éducative d’Ikuzi dolls, en passant par les topsy-turvy des esclaves aux États-Unis et les poupées exotiques de fabrication allemande ou française au tournant du XXe siècle.
Dans une expérience des années 1940 restée célèbre, les sociologues américains Kenneth et Mamie Clark interrogent des enfants noirs à propos de deux poupées, une noire et une blanche (photos).
63 % d’entre eux disent qu’ils préfèrent jouer avec la blanche, 56 % la déclarent plus gentille, et 44 % affirment que la poupée blanche leur ressemble le plus !
« Ce résultat est capital en ce qu’il change radicalement la manière dont nous envisageons les relations inter-raciales » estime le professeur William Julius Wilson, de l’université de Harvard. « Voilà des enfants qui pensent qu’être blanc vaut mieux que d’être noir, et ceci est assez accablant ».
Soixante ans plus tard, l’émission de télévision GMA (Good Morning America) réitère l’expérience, avec des résultats très différents : 88 % des enfants s’identifient à la poupée noire , avec laquelle 42 % déclarent vouloir jouer, contre 32 % avec la poupée blanche, le même pourcentage choisissant la poupée blanche comme étant la plus gentille. Même si certaines déclarations des enfants à propos de la poupée noire restent dérangeantes, comme celle d’Alexis, 7 ans, « elle répond et désobéit », ou encore celle de Nayomi, 7 ans, « elle est moche parce qu’elle a les pieds comme un singe », la plupart des réponses conduisent à espérer.
Mais le paysage était beaucoup plus sombre il y a un siècle et demi, époque à laquelle l’image de la servitude noire était profondément ancrée dans tous les esprits. En 1859, Martin H. Freeman écrivait dans « The anglo-african magazine » : « On apprend directement ou indirectement aux enfants s’ils sont beaux par comparaison aux traits physiques de la norme anglo-saxonne. Il faut donc rétrécir les nez épatés et défriser les cheveux crépus… Parfois, les cheveux naturels sont rasés et remplacés par une perruque à cheveux raides. Les lèvres épaisses sont redessinées et réduites. Par l’application de rouge et de poudre blanche, de beaux visages noirs ou bruns prennent un teint artificiel, comme celui d’un cadavre que l’on aurait peint. » Les poupées noires fabriquées par les blancs ne font que reprendre les caricatures racistes et sexistes nombreuses associées à la servitude noire : pickaninnies, minstrels, golliwogs et personnages de Mammy et Aunt Jemima.
Pickaninny est, aux États-Unis, une injure raciale faisant référence à un enfant noir d’origine africaine dont la particularité est qu’il est résistant à la douleur (photo de gauche). Dans les états du Sud, le terme désigne un enfant d’esclaves ou, plus tard, de citoyens africains-américains. Tandis qu’il est popularisé par le personnage de Topsy dans le roman de 1852 « La case de l’oncle Tom » de Harriet Beecher Stowe, le terme est utilisé dès 1831 dans le récit abolitionniste « L’histoire de Mary Prince, esclave aux Antilles, racontée par elle-même » publié à Édimbourg, Écosse. Il restera en usage aux États-Unis jusque dans les années 1960.
Le minstrel show, ou minstrelsy (de l’anglais « minstrel », ménestrel), est un spectacle américain créé vers la fin des années 1820, où figurent chants, danses, musique, intermèdes comiques, interprétés d’abord par des acteurs blancs qui se noircissent le visage (« blackface »), puis, surtout après la Guerre de Sécession, par des noirs (photo de droite). Ils apparaissent dans ces spectacles comme ignorants, stupides, superstitieux, joyeux, et doués pour la danse et la musique. Les acteurs professionnels délaissent le genre vers 1910, mais des amateurs le font durer jusque dans les années 1950. La montée de la lutte contre le racisme les font disparaître définitivement.
Désigné d’après Golliwogg, le nom propre d’une poupée apparue en 1895 dans le livre pour enfants « The adventures of two dutch dolls » (Les aventures de deux poupées hollandaises) de Bertha et Florence Kate Upton, le golliwog est une poupée de chiffon ou en tissu représentant une personne noire aux cheveux crépus, généralement de sexe masculin (photos).
Inspiré des personnages des minstrel shows, il est par la suite commercialisé sous forme de poupées et de produits dérivés, utilisé à des fins publicitaires et repris par des auteurs de livres pour enfants dont Enid Blyton. Le nom du personnage serait en outre à l’origine du mot wog, terme péjoratif utilisé pour désigner entre autres les noirs. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les golliwogs commencent à faire l’objet d’une controverse en raison du stéréotype raciste qu’ils véhiculent. Depuis les années 1960, le changement d’attitude social et politique envers la question raciale réduit leur popularité.
Une Mammy, ou Mammie, est un stéréotype du Sud des États-Unis représentant une femme noire âgée et grosse, gouvernante ou nounou des enfants d’une famille généralement blanche (photo de gauche). C’est une figure idéalisée de la mère noire de substitution : aimable, loyale, maternelle, asexuée, illettrée, douce, docile et soumise. Dévouée uniquement à sa famille blanche, elle néglige sa propre famille et n’a pas d’amis noirs. Un des premiers personnages de fiction de Mammy est tante Chloé dans « La case de l’oncle Tom », publié en 1852. Le contexte du personnage de Mammy est en effet l’esclavage aux États-Unis : les esclaves africaines-américaines avaient le statut de travailleuse domestique dans les foyers américains blancs. Cependant, bien qu’il soit né avec l’esclavage, le personnage de Mammy atteint son apogée durant la période ultérieure de la reconstruction, joue pour les états du Sud un rôle dans les efforts révisionnistes de réinterprétation et de légitimation de l’héritage esclavagiste et de l’oppression raciale, et perdure au XXe siècle. Son historicité est discutée : les archives font état de servantes adolescentes ou jeunes adultes avec une espérance de vie de 34 ans. Ceci n’empêche pas l’image romancée de la Mammy de subsister dans l’imaginaire populaire de l’Amérique moderne, à l’origine de personnages de fiction bonnes soignantes et éducatrices, altruistes, fortes et soutenantes, seconds rôles de protagonistes blancs.
Enfin, Aunt Jemima (Tante Jemima) est une marque commerciale de farine à crêpe, de sirop et autres produits pour le petit déjeuner actuellement possédée par la Quaker Oats Company, existant depuis 1893 (photo de droite). Inspiré par la chanson de vaudeville et minstrel show de Billy Kersands « Old Aunt Jemima » écrite en 1875, le personnage désigne une femme noire amicale, obséquieuse, soumise, agissant en protectrice des intérêts des blancs. Des artistes africains-américains et des femmes telles que Betye Saar se sont intéressées au stéréotype de Aunt Jemima, pour déconstruire ce personnage, allégorie selon elles de la soumission de la bonne domestique noire à ses maîtres blancs.
Au début du XXe siècle, des voix s’élèvent contre ces caricatures, pour promouvoir par le biais des poupées la fierté et l’amour de la condition de noir. Madame Mack écrit dans une lettre au « Half-century magazine » : « Les blancs ne remplissent pas leurs maisons de photos de gens de couleur… Ils recouvrent leurs murs de photos de gens de leur race. Quand parfois apparaît une personne de couleur, elle tient généralement un rôle ridicule ou effectue des tâches subalternes… Actuellement, sur toutes les photos que j’ai au mur figurent des gens de couleur, et je n’autorise pas chez moi de photo ridicule d’une personne de couleur… J’ai acheté de jolies poupées noires à mes enfants pour qu’ils apprennent à aimer et à respecter les héros et les beautés de leur couleur ». Marcus Garvey, fondateur de l’UNIA (Universal Negro Improvement Association and African Communities League), association universelle pour l’amélioration de la condition noire, déclare dans les années 1920 : « Mères, donnez à vos enfants des poupées qui leur ressemblent pour qu’ils jouent avec et les cajolent, pour qu’ils apprennent en grandissant à aimer leurs propres enfants et à s’en occuper… ».
Ces poupées, elles existent. Loin de la vision dévalorisante des minstrels et des golliwogs, les « black dolls » conçues dans leur immense majorité entre 1840 et 1940 par des africaines-américaines pour leurs enfants ou pour ceux qu’elles gardaient sont des objets politiques et artistiques : ils portent en eux l’histoire de la mise en esclavage d’une partie du continent africain et révèlent l’amour pour l’enfant noir qui va accueillir la poupée ; ils traduisent une esthétique propre enracinée dans les traditions africaines-américaines et parfois africaines. Deux cents d’entre elles ont été rassemblées dans la collection Deborah Neff, et exposées du 23 février au 20 mai 2018 à la Maison Rouge à Paris (photos).
L’exposition était accompagnée de photographies, provenant pour la plupart d’albums de famille. Certaines d’entre elles, troublantes car la poupée est une représentation de l’adulte que l’enfant va devenir, montrent un enfant blanc tenant une poupée noire (photo de gauche) et un groupe d’enfants noirs avec des poupées blanches (photo de droite).
Selon Deborah Neff, la première peut s’expliquer par le fait que les nourrices noires, ayant élevé des enfants de familles blanches et riches pendant des générations, leur confectionnent des poupées noires. La deuxième est d’autant plus surprenante qu’elle est rare : dans l’iconographie dominante, les enfants noirs sont généralement présentés comme des bizarreries ; de plus, une thèse répandue veut que les enfants noirs n’étaient pas autorisés à jouer avec les poupées blanches dans les plantations. On peut imaginer que les poupées blanches aient été prêtées aux enfants des nounous par les enfants blancs de la famille dont elles s’occupaient, ou qu’elles leur aient été confiées pour les préparer à leur futur rôle de nourrice d’enfant blanc.
Dans le prolongement de ces questions, on peut s’interroger sur le statut des « topsy-turvy » (sens dessus dessous ou réversible), ou « twinning » (jumelée), ces poupées à deux corps en tissu ou en bois (photos) fabriquées par des femmes esclaves pour les enfants blancs dont elles avaient la charge.
Toujours selon Deborah Neff, il existe deux thèses contradictoires sur l’origine de ces poupées réversibles : comme il était interdit aux enfants noirs de jouer avec des poupées blanches, si quelqu’un venait ils retournaient la poupée et la tête blanche était recouverte par la jupe ; au contraire, il était interdit aux enfants noirs de jouer avec des poupées noires, et ils retournaient la poupée dans l’autre sens. Une troisième thèse affirme que ces poupées étaient destinées à préparer les jeunes filles noires à leur futur double rôle de mère d’enfants noirs et de nourrice d’enfants blancs. Une quatrième thèse qu’elles étaient faites pour des enfants blancs, représentant la mère d’un côté et la nourrice de l’autre. Une cinquième thèse prétend qu’elles descendent des poupées allemandes « hex » de Pennsylvanie, qui n’étaient pas associées aux enfants ou au jeu, servaient à jeter des sorts ou guérir des verrues, et possédaient une tête humaine et une tête de cochon (photo)…
Selon Patricia Williams, professeure de droit à la Columbia University, ces poupées expriment une longue histoire de viols et de métissage : « Les topsy-turvy peuvent être interprétées comme une riposte muette au lexique juridique qui distinguait les femmes blanches en êtres humains et les femmes noires en biens matériels, lexique qui accordait la citoyenneté à la progéniture née de l’union des hommes blancs avec des femmes blanches mais considérait comme un bien jetable et vendable le « produit » du coït entre des hommes blancs et des femmes noires. »
De l’autre côté de l’Atlantique, c’est la colonisation qui favorisa l’émergence, par le contact conflictuel avec d’autres cultures, de poupées de type africain, asiatique ou métis. L’Angleterre en particulier, pays à vocation maritime, et la France, qui possédait le plus grand territoire colonial en Afrique, furent en contact étroit avec les gens de couleur du Monde entier. Le dernier quart du XIXe siècle, par la conjonction du fait colonial et de l’établissement d’une industrie de fabrication de poupées en France et en Allemagne, vit l’apparition des premiers modèles de poupées exotiques. Au début, il s’agissait de poupées européennes dont on peignait le visage et le corps d’une certaine couleur. Elles furent ensuite spécialement moulées. Afin de satisfaire les demandes coloniales et occidentales, y compris aux États-Unis où il existait une forte population noire issue de l’esclavage, le phénomène s’amplifia au cours des décennies suivantes, et l’on vit surgir de très nombreuses poupées de toutes couleurs et de tous pays, de la petite chinoise aux yeux bridés au bébé africain d’un noir d’ébène, en passant par la petite indienne à la peau cuivrée.
Les principales firmes allemandes produisirent des poupées exotiques, dont de nombreux modèles de poupées noires. Simon & Halbig (photos de gauche et du centre) créèrent une série intitulée « poupées de quatre races », qui comportait de beaux modèles devenus célèbres. Kestner teinta en marron une de ses poupées de caractère à succès, Hilda (photo de droite). Dans le dernier catalogue de cette maison qui ferma en 1932 ne figuraient plus que quatre poupées noires. Citons encore les firmes Heubach Köppelsdorf, Schœnau & Hoffmeister et sa célèbre Hanna, Motschmann, A. Schmidt, Kœnig & Wernicke, Nippes, et Schildkröt.
Avec l’arrivée des poupées de caractère vers 1910, les bébés connurent un véritable engouement. Armand Marseille plongea ses bébés dans un bain de teinture noire (Dream baby, photo de gauche). Kämmer & Reinhardt fit de même avec son « Kaiser baby » (photo de droite).
Pour son Black Sambo (photo de gauche), Heubach Köppelsdorf fabriqua un moule spécial. Ce bébé avait les lobes percés et portait des boucles d’oreille. La même forme a été donnée à une poupée noire dont les cheveux étaient tressés. Ce même fabricant produisit un bébé noir rieur à dents moulées , boucles d’oreilles et anneau au nez (photo de droite).
Les deux bébés de Heubach Köppelsdorf et le Dream baby étaient vendus soit sous forme teintée au moyen d’une couleur mélangée à de la pâte de porcelaine , soit peints après cuisson , technique moins onéreuse qui donnait une teinte plus foncée et une surface plus lisse . August Reich, ainsi que Recknagel, fabriquèrent une variante du Dream baby. Kestner produisit une version noire de son Bye-lo-baby.
En France, la plupart des poupées et bébés noirs utilisaient les mêmes moulages de fabrication que ceux des bébés blancs, qui étaient ensuite teints en marron, les lèvres étant épaissies au pinceau . Les poupées noires, plus faciles à maquiller et à coiffer, revenaient moins cher, leur prix actuel plus élevé s’expliquant par leur rareté. Apparemment, la SFBJ a produit en marron plusieurs de ses bébés caractère, qui ont été dispersés et sont devenus très recherchés (photos).
Les firmes fabriquèrent aussi des poupées à l’image des habitants des colonies d’outre-mer, à l’instar de Denamur qui produisit des petites poupées censées représenter des antillaises (photos).
Les français ne fabriquaient cependant pas que des poupées noires aux traits européens, ils produisaient parfois des poupées exotiques spécialement moulées. Parmi les autres fabricants français de poupées noires, citons les deux célèbres compagnies Jumeau (photo de gauche) et Léon Casimir Bru (photo du centre), ainsi que Danel & Cie (photo de droite).
Après la seconde guerre mondiale et la vague de décolonisations qui s’ensuivit, l’attitude des occidentaux envers les ex-colonisés évolua : en leur reconnaissant une aspiration à l’égalité, ainsi qu’un droit à disposer de leur destin par l’accession à l’indépendance, il leur fallait peu à peu renoncer à certaines caricatures discriminantes. Les poupées n’échappèrent pas à ce mouvement, et l’on vit apparaître sur le marché des modèles ayant perdu leur caractère exotique perçu comme péjoratif au profit de représentations plus naturelles et plus conformes à l’anatomie des populations concernées. Deux grandes entreprises de fabrication de poupées, Käthe Kruse en Allemagne (voir Les artistes en poupées pionniers ) et Petitcollin en France illustrent ce phénomène. Ci-dessous, photo de gauche : Nola la petite africaine de Käthe Kruse ; photo de droite : Minouche Mona et son baigneur de Petitcollin, créée en collaboration avec l’artiste autrichienne Sylvia Natterer .
Une autre grande entreprise de poupées européenne, la société britannique Pedigree, fabrique des poupées et bébés noirs « anatomiquement corrects » dès les années 1950 (photos).
Aux États-Unis, c’est le mouvement des droits civiques (1954-1968), visant à établir une réelle égalité de droits pour les noirs américains en abolissant la législation instaurant la ségrégation raciale, qui favorise l’apparition de poupées noires non caricaturales. Quatre entreprises sont bien établies sur ce marché. La grande compagnie Effanbee, dont la devise est « les poupées qui touchent votre cœur », et qui inclut dans sa gamme des poupées noires depuis le
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