Un médecin de Hong Kong dénonce les violations des principes humanitaires

Un médecin de Hong Kong dénonce les violations des principes humanitaires

François Bougon
Alors que les manifestations de rue ont repris ce week-end à Hong Kong, un chirurgien de l’ex– colonie britannique, Darren Mann se rend à Genève pour rencontrer les principaux acteurs de l’engagement humanitaire afin de dénoncer les dangers encourus par le personnel médical qui soigne les blessés. Mediapart l’a rencontré.
'équipe médicale arrêtée le 17 novembre 2019, à PolyU. © DR


À Hong Kong, une « guerre non civile » (« uncivil war »), sauvage, est en cours. Dans le conflit qui a débuté il y a près de six mois, les normes humanitaires ne sont plus respectées. Les femmes et les hommes qui se portent volontaires pour soigner les blessés des affrontements de plus en plus violents entre police et manifestants se trouvent en danger, qu’ils soient secouristes, médecins ou infirmiers. C’est le tableau dressé par un témoin de toute première importance, Darren Mann, chirurgien britannique de 56 ans qui a l’expérience des conflits armés et des blessures de guerre. Il réside dans la région administrative spéciale chinoise depuis 1996, soit un an avant la rétrocession à la République de Chine.

Nous l’avons rencontré samedi 30 décembre à Paris, avant qu’il ne se rende à Genève pour rencontrer les « gardiens » de cet ordre humanitaire que les autorités hongkongaises ne respectent plus, au premier rang desquels la Croix Rouge internationale. Darren Mann parle en connaissance de cause. Entre le 12 novembre et le 17, il a été au cœur de violents affrontements dans deux universités hongkongaises, d’abord à la Chinese University, puis à l’université Polytechnique, plus connue comme PolyU, où les étudiants retranchés ont été assiégés par les forces de l’ordre.

De véritables batailles ont eu lieu, relève M. Mann, qui n’aurait jamais pensé vivre de tels événements dans l’ancienne colonie britannique. Les deux forces étaient repérables, raconte-t-il, car chacune possède son uniforme et son matériel d’attaque et de protection, celui des policiers d’un côté, plutôt sophistiqué, celui des manifestants radicaux, surnommés « frontliners » en anglais, plus rudimentaire – casques jaunes, tee-shirts noirs, lunettes de protection et armes parfois médiévales (arcs et catapultes)… « Les deux parties ont recours à la violence pour essayer d’arriver à leurs fins et pour changer le comportement de l’autre. C’est une bataille. Vous avez une grande concentration de gens ; la probabilité d’avoir des blessés est très élevée », souligne-t-il.

Autant à la Chinese University qu’à PolyU, le chirurgien a participé à la mise en place d’un système de soins face à ces « blessures de guerre » massives, car la simple présence de secouristes pour porter les premiers soins n’a rapidement plus suffi. Devant nous, il passe d’abord un long moment à expliquer les raisons de son engagement : « Comme j’ai travaillé dans des zones de guerre, j’ai une longue expérience du travail humanitaire collectif, j’ai travaillé avec la Croix Rouge, avec Médecins sans frontières (MSF) et d’autres organisations non gouvernementales humanitaires. » Il tient également à détailler les bases des normes humanitaires qui s’appliquent à des zones où des armées étatiques s’affrontent, mais aussi à ces conflits à l’intérieur d’un même pays ou d’une même ville, comme à Hong Kong. Les mêmes principes s’appliquent : le personnel médical ne peut pas prendre parti et doit bénéficier de la confiance de toutes les parties en présence.

Pour être visibles, respectés et protégés, ces personnels, médicaux et infirmiers, arborent des symboles internationaux, par exemple la croix rouge. « Pour justifier cette protection, nous nous devons d’être neutres, nous suivons nos principes humanitaires. Dans un conflit comme celui de Hong Kong, nous soignons aussi bien des policiers blessés que des pompiers, des ambulanciers, des manifestants, des journalistes… Nous sommes non seulement neutres, mais nous sommes impartiaux, nous sommes guidés par nos principes humanitaires », souligne le chirurgien.

Mais, à Hong Kong, les autorités locales font peu de cas de toutes ces règles, ce qui est inquiétant pour la suite des événements.

À PolyU, Darren Mann appartenait à l’une des trois équipes mises en place pour pouvoir soigner les centaines de blessés à la suite de la confrontation avec la police. Le siège mis en place par cette dernière et le blocage des voies d’accès empêchaient les ambulances d’avoir facilement accès au site, ce qui rendait indispensable la mise en place d’un hôpital de campagne pour soigner les blessés. « Pourquoi nous sommes ici ? Parce qu’il n’y a pas d’autre système en place pour soigner les manifestants », assène-t-il. La présence de ce personnel médical est rendue d’autant plus essentielle que des organisations comme la Croix Rouge ou d’autres ONG sont soit absentes, soit en effectif insuffisant pour traiter le nombre de victimes. D’où la nécessité de cette chaîne de volontaires.

Dans ce cadre, le rôle des secouristes est particulièrement important pour porter les premiers soins, même si leur présence en première ligne les expose aux dangers, mais aussi aux attaques et intimidations des autorités locales, qui les soupçonnent d’être des manifestants déguisés. « Ce n’est pas parce que nous sommes sur le front que nous soutenons la cause des protestataires. Mais il y a des gens qui cherchent à présenter sous un faux jour notre présence », s’insurge Darren Mann.

C’est ce qui s’est passé dans la nuit du 17 au 18 novembre. Dans la soirée, la police avait publié un communiqué, qui s’adressait à tous ceux qui étaient présents sur le campus de PolyU, hormis les journalistes. Les forces de l’ordre les appelaient à évacuer les lieux avant 22 heures. Ceux qui resteraient seraient considérés comme des « émeutiers », une accusation qui peut vous valoir jusqu’à dix ans de prison. Après discussion entre les personnels médicaux, il a été décidé que deux équipes, formées de ceux qui pourraient être utiles dans les hôpitaux (chirurgiens, anesthésistes…) partiraient, et qu’une troisième, composée de secouristes, d’infirmiers et de médecins spécialisés dans les urgences, resterait sur place. Les besoins étaient réels : selon un communiqué des autorités hospitalières de Hong Kong en date du 19 novembre, quelque 300 blessés par des jets de canons à eau, de gaz lacrymogènes et des tirs de balles en caoutchouc, en provenance de PolyU, ont été hospitalisés dans 12 établissements de la ville.

Le 17 novembre au soir, Darren Mann faisait partie de la première équipe qui a pu quitter les lieux sans encombre par une voie de sortie aménagée par la police. Mais la deuxième, elle, a été arrêtée dans des conditions humiliantes, explique-t-il. Il montre une photo prise cette nuit-là et qui a circulé sur les réseaux sociaux : au moins 16 médecins, infirmiers et secouristes sont à genoux, les mains liées derrière le dos, entourés par les policiers, comme de vulgaires criminels. Ils arborent tous des gilets où est inscrite leur fonction. « Tous avaient montré à la police leur carte d’identité et leur carte professionnelle, qu’ils soient médecins, infirmiers ou autres fonctions médicales. Il n’y avait aucun doute qu’ils étaient des professionnels, qu’ils étaient dans une mission humanitaire, qui devrait bénéficier de la protection de normes internationales. Ces gens ont été mis à genoux, leurs mains ont été ligotées et on les a fait défiler comme s’ils étaient des terroristes. » Ils ont passé ensuite 24 heures en prison avant d’être relâchés. Non seulement ils peuvent être encore poursuivis pour émeute, mais ils risquent aussi, s’ils ne sont pas davantage inquiétés par la justice, d’être licenciés du secteur public pour le simple fait d’avoir été interpellés. « C’est une violation des normes des droits de l’homme », soutient le chirurgien.

Lors d’une conférence de presse, la police a affirmé que des manifestants violents se cachaient sous le statut de personnel médical pour mener leurs actions. Darren Mann souligne que ces cas sont minoritaires, en tout 12 sur 51. « C’est une direction dangereuse que de vouloir les délégitimer », juge-t-il. En particulier les secouristes qui constituent la base de ce système humanitaire : « Cela porte atteinte aux principes humanitaires de s’attaquer au statut des secouristes. Ils devraient être applaudis, et non pas être l’objet de suspicions », souligne-t-il. 

Scandalisé par ces arrestations, Darren Mann est sorti de son silence. Il a publié dans The Lancet, revue médicale de référence, un texte témoignant des événements de la nuit du 17 novembre, qui a fait sensation. Il estime notamment que « les actions de la police de Hong Kong sont tombées bien en dessous des normes internationales acceptées pour le traitement des organisations fournissant des volontaires pour l’urgence médicale. L’arrestation de ces personnels est rare dans les pays civilisés et est incompatible avec les conventions humanitaires. De plus, l’effet d’intimidation ne peut que dissuader des volontaires potentiels d’offrir leurs services pour les soins médicaux indispensables aux blessés dans cette guerre non civile en cours ». Darren Mann résume sa demande, qu’il va porter à Genève, en quatre points : « Nous avons besoin de protection, mais nous avons connu les violations, nous nous inquiétons des intimidations et nous réclamons une médiation internationale. » 

Mediapart - 2/12/2019

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