Sortons de «l’idéologie du bonheur familial»

Sortons de «l’idéologie du bonheur familial»

Par Sophie Divry Ecrivaine


Le débat sur la maison individuelle dépasse les questions d’urbanisme. C’est un modèle de société fondé sur la clôture, qu’il faut réinterroger.

  • Libération du 5 Nov 2021

Achaque fois qu’une nouvelle pratique passe dans la société, il faut se poser deux questions : «Que se passe-t-il si tout le monde le fait ?» ; «Que se passe-t-il si tout le monde le fait longtemps ?».

En affirmant le 14 octobre que le pavillon individuel était «un nonsens écologique, économique et social», la ministre du Logement Emmanuelle Wargon n’a fait que redire ce que bien des urbanistes et écologistes affirment depuis des décennies : le pavillon individuel n’est pas soutenable. Immédiatement, il a fallu rassurer en disant qu’il n’était «pas question de remettre en question le rêve de la maison individuelle». Immédiatement, il a fallu se défendre de mépris social. Comme si les maisons individuelles au bout d’une impasse, avec clôture et chiens de garde étaient forcément des pavillons bas de gamme achetés à bas prix par des smicards. Alors que les premiers à vouloir s’isoler derrière un grand portail, ce sont souvent les riches et ce, depuis toujours. C’est monsieur le notaire, c’est monsieur le médecin qui faisaient construire leur maison de maître à l’écart du village dès le XIXe siècle.

Un rêve de parents

Il suffit de regarder sur Google Maps les communes aux revenus annuels les plus élevés de France, au Vésinet ou à Saint-Cyr-auMont-d’Or pour avoir un exemple de «mitage» pavillonnaire. Un étalement qui est un entre-soi, à l’écart du bruit, du peuple, des autres. Et ainsi, chaque décennie détruire l’équivalent d’un département français en termes de terres arables, selon la Cour des comptes en novembre 2020. Car par peur de paraître mépriser les smicards ou d’inquiéter les plus privilégiés, on finit par ne plus interroger notre modèle de société, dans ses valeurs comme dans sa durée. Le modèle pavillonnaire, son jardin, sa tranquillité, son portail, une chambre pour chaque enfant, la possibilité d’un barbecue pour parler en terme houellebecquien, est une aspiration qui apparaît vers 30 ou 35 ans. Ce n’est pas ce que souhaitent les jeunes, notent les architectes. A l’autre bout de la vie, vers 65-70 ans, la maison commence à devenir embarrassante, les enfants sont partis, le pavillon est trop grand, incommode à chauffer.

Le rêve pavillonnaire, c’est un rêve de jeunes parents. C’est un rêve de clôture. C’est pour cela qu’il est si délicat à remettre en question. Parce qu’il atteint à l’idée de la famille. A l’idée qu’on se fait de l’éducation et du bonheur.

J’ai vécu en pavillon de 7 à 17 ans. Le souvenir de mon adolescence est un souvenir de clôture. Il me semble que je n’avais rien de particulier, et une enfant, puis une adolescente veut fréquenter des gens de son âge, ou, à défaut, aller courir dans les champs, ou encore traîner en ville. En pavillon, rien de cela n’est possible.

Les zones pavillonnaires, ce sont des rues où il n’y a rien à voir.

Rien à observer que le ballet des voitures qui vous font sentir qu’en tant que piéton, vous êtes une anomalie, en tout point une mineure. Rien à écouter que le chant déprimant des pigeons, une alarme de voiture qui sonne. Les zones pavillonnaires pour un enfant, ce sont ces bus qu’il faut prendre pour aller au lycée, les amies qu’il est difficile de rejoindre. C’est l’absence de patrimoine dans ces rues aux noms sans histoires, des «Pins», des «Erables», du «Four à chaux». Où était le four à chaux ? Comment vivait-on avant l’arrivée des bulldozers ? Tout est oublié. Les pavillons ont écrasé l’histoire ancienne, enterré les fermes, oublié les pâtures. Il n’y a aucun désordre mais aucune racine. Les zones pavillonnaires, c’est l’absence d’espace public où quelque chose peut se passer, en bien ou en mal, mais quelque chose de vivant. L’absence de vitrines. Les successions de clôtures et de haies plus ou moins hautes. Les chiens qui aboient à votre passage. Et toujours ces voitures qui vous frôlent sur des trottoirs, vous faisant comprendre que vivre, vivre vraiment, c’est conduire. Ainsi pénètre l’idée insoutenable que sans voiture vous ne serez jamais libre. L’adolescence en pavillons, ce sont ces après-midi où le jardin est trop petit, la balançoire abandonnée. Le terrain vague à côté a été construit. Le stade a été clôturé. On va au supermarché avec sa mère, suivant la trilogie voiture-supermarché-frigidaire. Les voisins sont chez eux puisque leur voiture est garée devant leur portail blanc.

On est loin de tout

«C’est pratique, c’est calme», disent les parents. On est à côté de la ville et à côté de la campagne. En vérité, on est loin de tout. La tranquillité petite-bourgeoise a gardé depuis pour moi un sens funèbre. C’est dans le livre Mars de Fritz Zorn, qui parle depuis la grande bourgeoisie suisse, que j’ai trouvé le plus justement exprimé ce que je ressentais : «Pour le bourgeois, le calme n’est pas seulement son premier devoir, c’est aussi son premier droit. Chacun s’abrutit dans le calme de ses quatre murs et lorsqu’il est dérangé dans son abrutissement par un bruit étranger, il se sent lésé dans son droit à s’abrutir et appelle la police… On dit : “Du calme ! Du calme !” comme si on disait impérativement : “La mort ! La mort !”»

Acquérir un pavillon, c’est donc un rêve de parents. Un rêve d’un certain âge. Les enfants et les adolescents le vivent différemment.

Il faut le rappeler, jusqu’à l’âge de 18 ans, on ne conduit pas. La dépendance à la voiture a pour conséquence la dépendance des enfants. A la moindre activité, à la moindre amitié, on en réfère aux parents non seulement pour leur autorisation morale mais aussi pour leur disponibilité pratique.

Les successions de haies plus ou moins hautes. Les chiens qui aboient à votre passage.

Et toujours ces voitures qui vous frôlent sur des trottoirs.

Beaucoup de conversations tournent autour des voitures.

Ce qui est frappant dans le pavillon, c’est de voir de manière presque chimiquement pure l’idéologie du bonheur familial projeté sur des mètres carrés, comme une diapositive mentale étalée sur un cadastre. Il faut interroger cette norme qui n’est pas seulement, on le comprend, rattachée aux pavillons, mais à l’idée que nous nous faisons de la famille. Doit-elle être conçue comme une cellule close ? Que voulons-nous partager avec les autres ? Pourquoi est-il tellement important que, dès l’âge de 6 ans, un enfant soit isolé dans sa chambre ? Enfin, cette société n’a-t-elle pas de rêve supérieur à celui du confort ?

Derniers ouvrages parus : la Condition pavillonnaire (Noir sur blanc, 2014), et Curiosity (Noir sur blanc, 2021).

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