Mes deux filles sont des putes

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Mes deux filles sont des putes

Le Journal des Étudiants de Sciences Po
« Pute », « salope » ou encore « connasse » sont tant d’insultes que l’on entend au quotidien. Toutes partagent un point commun : elles sont la preuve que le sexisme s’infiltre Ă©galement dans le langage, jusque dans ses ressorts les plus grossiers. La PĂ©niche revient sur le stigmate associĂ© au mot « pute ».
Cette affirmation un brin provocatrice a peut-ĂȘtre provoquĂ© chez vous un instant d’étonnement, une moue rĂ©probatrice – Ă  quoi bon la vulgarité ? (surtout entre gens de bonne Ă©ducation) – une incomprĂ©hension aussi grande que celle qui s’empare de vous face aux derniĂšres productions Netflix, ou bien un acquiescement teintĂ© de connivence – plus ou moins conscientisĂ© – avec l’auteur de cette phrase derriĂšre l’écran de votre ordinateur.
Si les femmes sont toutes des putes, ce n’est pas tant parce qu’elles sont toutes des « salopes seulement attirĂ©es par les mĂąles alpha et les attributs du pouvoir qui doivent du sexe aux hommes » (en dĂ©plaise aux Incels & compagnie), c’est surtout parce que des siĂšcles de crĂ©ativitĂ© en termes d’insulte ont menĂ© Ă  la conclusion suivante : l’insulte suprĂȘme pour une femme, encore et toujours, c’est d’ĂȘtre ramenĂ©e Ă  sa sexualitĂ©. Attention, pas n’importe quelle sexualitĂ©, une sexualitĂ© qu’on imagine soumise, subie, humiliante, dĂ©valorisante, salissante. Le corps de la femme Ă  disposition contre paiement. Le corps de la femme malmenĂ© au grĂ© du seul plaisir masculin. « Pute » fait partie, aux cĂŽtĂ©s de « salope » et de « connasse » des insultes les plus souvent employĂ©es Ă  l’encontre des femmes, le plus souvent par des hommes selon un rapport commandĂ© par le Haut Conseil Ă  l’EgalitĂ© entre les femmes et les hommes (HCE) datant de 2017. La moitiĂ© des victimes de ces insultes sont des femmes ĂągĂ©es de moins de 35 ans. Il est d’ailleurs intĂ©ressant de noter qu’à l’adolescence, alors que la sexualitĂ© s’éveille, la figure repoussoir opposĂ©e aux jeunes filles est celle de la « pute ». La sociologue Isabelle Clair dans son article « Le pĂ©dĂ©, la pute et l’ordre hĂ©tĂ©rosexuel » note que la vertu des filles devient alors un enjeu de virilitĂ© pour les garçons : « filles bien » ou « putes », il faut choisir. Chez les garçons c’est le soupçon d’homosexualitĂ© qui pĂšse et dont il faut Ă  tout prix se dĂ©fendre « Non, je suis pas pĂ©dĂ©, hein ! » s’exclame un adolescent s’adressant Ă  deux garçons de 15 et 17 ans dans le journal de bord de la sociologue dans le cadre d’observations dans la Sarthe en septembre 2010. 
Sont insultĂ©es de putes pas seulement les femmes dont la sexualitĂ© sortirait trop de la norme, mais aussi toutes les femmes dont le comportement dĂ©plaĂźt. Quel est le point commun entre une prof jugĂ©e injuste, une femme politique dont on dĂ©sapprouve les idĂ©es et une femme aux partenaires sexuels multiples ? Ce sont toutes des putes. C’est lĂ  la particularitĂ© de l’insulte sexiste, elle vise une femme pour sa seule qualitĂ© de femme. Le HCE souligne « elle est Ă  la fois individuelle et collective. Une femme qualifiĂ©e de « salope » est bien sĂ»r rabaissĂ©e et dĂ©nigrĂ©e individuellement sur la base d’un manque prĂ©supposĂ© de vertu et de puretĂ©, mais l’insulte « salope » renvoie simultanĂ©ment Ă  l’ensemble du groupe des femmes qui sont marquĂ©es par le sceau de l’impureté ». Utiliser l’insulte « pute » parmi le florilĂšge dont la langue française dispose, au-delĂ  d’ĂȘtre putophobe [dĂ©signe un mot, un comportement ou une action qui tĂ©moigne de l’hostilitĂ© Ă  l’égard des personnes prostituĂ©es, ndlr ], est loin d’ĂȘtre neutre ou dĂ©nuĂ© de politique : « Dans tous les espaces, les injures sexistes fonctionnent comme des rappels Ă  l’ordre de la domination masculine. » poursuit le HCE.
Plus largement, l’insulte permet de dĂ©terminer le systĂšme de valeurs d’un groupe, selon la philosophe et sociologue Julienne Flory, auteure du livre Injuriez-vous ! Il est d’ailleurs intĂ©ressant de diffĂ©rencier les insultes indirectes telles que « fils de pute » ayant recours Ă  la figure sacrĂ©e de la mĂšre. Ces insultes, que la linguiste Dominique Lagorgette appelle les insultes par ricochet, sont d’autant plus puissantes qu’elles touchent Ă  l’origine mĂȘme de la personne et insultent tout le groupe. « Ces insultes touchent Ă  l’intimitĂ© profonde. La mĂšre, dans notre sociĂ©tĂ©, est du domaine de l’intouchable, elle fait rĂ©fĂ©rence Ă  la puretĂ©, elle ne peut ĂȘtre Ă©rotisĂ©e et dĂ©sirable, sa sexualitĂ© est complĂštement taboue. » L’expression « fils Ă  putain » daterait selon Dominique Lagorgette de la premiĂšre moitiĂ© du XIIe siĂšcle. PlutĂŽt que de s’arrĂȘter tristement sur la longĂ©vitĂ© des insultes sexistes, Julienne Flory parle du pouvoir de l’insulte « qui permet de passer de la place de l’opprimĂ© Ă  celle du rĂ©voltĂ© grĂące Ă  la rĂ©appropriation des insultes. En utilisant avec fiertĂ© ces mots, ils choquent. » Peut-ĂȘtre l’heure est-elle alors venue de choquer, contester l’insulte et la domination masculine qu’elle sous-tend par la fiertĂ© : soyons fiĂšres d’ĂȘtre toutes des putes. 
CrĂ©dit image : « Ghada Amer: Love Has No End » par ego technique. February 16–October 19, 2008 Elizabeth A. Sackler Center for Feminist Art, 4th Floor. Brooklyn Museum. Ghada Amer: Love Has No End | Ghada Amer: Love Has No End Fe
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