Le "phénomène" des Kouriles

Le "phénomène" des Kouriles

Rédaction CapitaleFR

en collaboration avec la série “Retour en cartes” d’AB Pictoris

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“La Russie a refusé de discuter d'un traité de paix avec le Japon. Dans le contexte des îles Kouriles, cette décision est historiquement justifiée, tardive et juste. Il est évident que nous n'aurions jamais trouvé de consensus avec les Japonais sur la question des îles. Russes et Japonais l'avaient compris depuis longtemps. Les discussions autour des îles Kouriles ont donc toujours eu un caractère rituel. La nouvelle formulation de la Constitution russe stipule explicitement que nos territoires ne sont pas susceptibles d'être aliénés. La question est close.” (D. Medvedev, 22 mars 2022)

Une carte, réalisée par l’entreprise de cartographie AB Pictoris, illustre cet article

Dans le contexte actuel, il est difficile de ne pas être affilié à un point de vue ou à un autre. En publiant des arguments et des théories, nous - les chercheurs - nous exposons automatiquement aux condamnations des représentants des parties en conflit. Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine le 24 février dernier, il devient de plus en plus évident que les problèmes géopolitiques non résolus de la Russie remonteront un par un à la surface, comme les mines d'Odessa qui dérivent lentement en mer Noire. C’est donc dans ce contexte que nous allons évoquer la question des îles Kouriles, disputées encore aujourd’hui entre le Japon et la Russie.

À l'heure actuelle, peu de gens savent que depuis la fin de la seconde guerre mondiale, aucun accord de paix officiel n'a été signé entre le Japon et la Russie. Toutefois, jetons un bref coup d'œil à l'histoire des îles Kouriles. Avant l'arrivée des Russes et des Japonais, les îles étaient habitées par les Ainus. Dans leur langue, kuru signifie "homme", d'où le deuxième nom de cette ethnie (Kourils) et plus tard le nom de l'archipel. Les explorateurs russes ont débarqué pour la première fois sur les îles Kouriles du Nord en 1697, lors de l'expédition de Vladimir Atlasov qui se rendait au Kamtchatka. À la fin du XVIIIe siècle, la Russie avait inclus les îles Kouriles dans sa législation mais n’avait pas de réel contrôle étatique sur celles-ci. La Russie n'a pas pu établir un contrôle ferme sur les îles au sud de l'Urup, malgré de nombreuses actions visant à "vassaliser" la population : en effet, la loyauté de la population locale envers la Russie n'a pas été facilitée par les abus et les mauvais traitements qui leur ont été infligés par les cosaques, les industriels et les marchands, qui faisaient souvent abstraction de la législation russe en terres “conquises”.

Le Japon, qui avait depuis longtemps intérêt à développer les îles Kouriles, craignait l'avancée et le renforcement de la Russie sur ses frontières septentrionales. L’Empire japonais a ainsi tenté de contrer frontalement l'expansion russe dans cet archipel à la fin du XVIIIe siècle, amorçant la rivalité russo-japonaise dans cette zone. Les fonctionnaires de l'administration japonaise ont alors expulsé les Russes d'Iturup et ont érigé sur l'île un pilier proclamant qu'elle était un territoire japonais. Ils y ont également établi des postes de garde, ainsi que sur l’île de Kunashir. Les habitants des Kouriles du Sud étaient considérés par le Japon comme des sujets japonais et ils étaient "soumis à des travaux forcés".

Arkhiv kni︠a︡zi︠a︡ Voront︠s︡ova, date de publication : 1880, source : Université de Californie, Berkeley.


Au début du XIXe siècle, les îles Kouriles sont devenues le théâtre du premier conflit armé russo-japonais, causé par l'échec de la mission de l'ambassadeur russe Nikolaï Rezanov au Japon en 1805. Sur les instructions de ce dernier, en 1806-1807, une campagne militaire menée par Khvostov et Davydov a défait les établissements japonais dans le sud de Sakhaline et à Iturup. En réponse, les Japonais ont arrêté en 1811 l’expédition menée par Vasily Golovnin sur l’île de Kunashir et ont retenu les combattants russes en captivité jusqu'en 1813, date à laquelle l'administration sibérienne a qualifié d’“illégale” l'attaque russe de 1806-1807 au sein de l’archipel.

Après la résolution de cette première guerre russo-japonaise, les deux parties n'ont pas tenté d'étendre leur influence dans les îles Kouriles pendant un certain temps : la sphère d'influence de la Russie comprenait les îles situées au nord du détroit de Frieza (Shumshu-Urup) et celle du Japon comprenait les îles situées au sud de ce détroit (Iturup, Kunashir, Shikotan, Habomai). Bien que le conflit ait empêché l'établissement de relations diplomatiques, la Russie a reconnu cette frontière dans sa législation nationale. Elle a été officialisée par le traité de Shimoda en 1855, qui n’a toutefois pas délimité de frontière claire sur l’île de Sakhaline; cette dernière a donc été déclarée comme une possession commune aux deux pays. Cette situation perdure jusqu'en 1875, date à laquelle, en échange de la reconnaissance de Sakhaline comme territoire russe, la Russie transfère les îles Kouriles sous son contrôle au Japon.

Le traité de Shimoda (Version russe). Page de garde du traité russo-japonais de 1855
Le traité de Shimoda (Version japonaise). Page de garde du traité russo-japonais de 1855


En 1905, la deuxième guerre russo-japonaise aboutit à la signature du traité de Portsmouth, en vertu duquel la Russie cède la partie sud de Sakhaline au Japon. Plusieurs décennies plus tard, le 8 août 1945, l'URSS déclare la guerre au Japon, à la suite des accords de Yalta signés par la Grande-Bretagne, la Russie et les États-Unis. Les troupes soviétiques occupent la totalité des îles Kouriles dès le début du mois de septembre 1945. Le 2 février 1946, le Présidium du Soviet suprême de l'URSS décrète la formation de la région de Ioujno-Sakhalinsk au sein de la région de Khabarovsk de la RSFSR (République soviétique fédérative soviétique de Russie), qui intègre les territoires du sud de Sakhaline et des îles Kouriles.

De gauche à droite : du côté russe - G.A. Planson, K.D. Nabokov, S.Y. Witte, R.R. Rosen, I.Y. Korostovets ; du côté japonais - Adachi, Ochiai, Komura, Takahira, Sato


Après sa capitulation, le Japon a été occupé par les Etats-Unis, en tant que représentant des forces alliées. Le 29 janvier 1946, par le mémorandum n°677 du commandant en chef allié, le général Douglas MacArthur, les îles Kouriles (îles Chishima), le groupe d'îles Habomai (Habomadze) et l'île Shikotan sont exclus du territoire japonais. 

Copie du mémorandum AG 091 (Page №1)


Le 8 septembre 1951, le traité de paix entre le Japon et les Alliés est conclu à San Francisco aux termes duquel le Japon renonce à ses droits sur les îles et territoires kouriles (Chapitre 2, Article 2, partie C), qui faisaient pourtant partie de l’Empire japonais depuis le traité de Portsmouth de 1905. L’archipel n’est cependant pas officiellement reconnu comme faisant partie de l’Union soviétique, malgré la proposition de Moscou d’un ajustement du traité de 1951 reconnaissant la souveraineté de l’URSS sur la partie sud de Sakhaline et sur les îles Kouriles. Par ailleurs, le Japon a par la suite déclaré que les îles d’Iturup, de Shikotan, de Kunashir et d’Habomai ne faisaient pas partie de l’archipel des Kouriles (îles Chishima) et qu’il n'y avait pas renoncé. 

Treaty of Peace with Japan (Chapitre 2, Article 2, partie C)


En 1956, l'Union soviétique et le Japon ont signé une déclaration commune selon laquelle "l'état de guerre entre l'Union des républiques socialistes soviétiques et le Japon cessera le jour où cette déclaration entrera en vigueur, et c’est en ce jour que la paix et les relations de bon voisinage seront rétablies entre les deux parties". Dans cette déclaration, l'URSS accepte de transférer Habomai et Shikotan au Japon après la conclusion d'un traité de paix. Mais cette proposition de transfert n’est pas claire : une certaine ambiguïté réside dans le terme de “transfert”, qui peut soit signifier l’établissement d’un bail à long-terme pour que le Japon puisse y mettre en oeuvre des activités économiques, soit celle d’un transfert de souveraineté sur les îles de Habomai et de Shikotan. Ces termes n’étant pas clairs, et en raison, plus tard, de fortes pressions américaines sur Tokyo afin qu’elle ne reconnaisse pas la souveraineté de l’URSS sur l’archipel, le Japon a refusé de signer le traité de paix. Cette décision s’explique aussi par la volonté japonaise de ne pas abandonner ses revendications sur Iturup et Kunashir.

La Russie entre aujourd'hui dans une période difficile de son histoire, où le “point de non-retour” a été dépassé et où elle se doit de renforcer sa puissance et d'assurer sa souveraineté au sein de son immense territoire. C’est dans ce contexte qu’il est important de noter qu’au cours du siècle dernier, la Russie en a progressivement perdu des parts. Ainsi, en 1917, la jeune République soviétique a perdu environ 17 % des terres de l'ancien Empire russe (Pologne, Finlande, Ukraine, Biélorussie, Estonie, Lettonie, Lituanie, Crimée, Kazakhstan, etc.), qui ont été partiellement restituées à l'URSS par la suite (Ukraine, Biélorussie, pays baltes, Kazakhstan, Crimée). Après l'effondrement de l'Union soviétique en 1991, la Fédération de Russie a également perdu une grande partie de ses anciens territoires. Cela s'est accompagné de revendications territoriales de la part des anciens pays satellites et des républiques intérieures à la Fédération, provoquant des combats armés qui se sont transformés en véritables guerres.

Nous pourrions alors établir une analogie avec l'Empire Romain, dont l'effondrement a été long et accompagné de pertes territoriales irrévocables. Toutefois, ce modèle est-il applicable à la Fédération de Russie, qui, au cours des cent dernières années, a transformé son système étatique interne à trois reprises, passant de la monarchie au socialisme soviétique puis à un système démocratico-capitaliste “à la russe” ? La question de l’instabilité territoriale au sein du plus grand État du monde nous amène également à considérer son immense arsenal nucléaire, qui constituerait une menace à l’échelle mondiale s’il tombait entre de mauvaises mains.

La question de l'intégrité territoriale de la Russie devient ainsi une pierre angulaire de la stabilité eurasienne, mais aussi du monde dans son ensemble. Cela explique également la réticence de la Russie à discuter de la question des Kouriles avec les représentants du Japon et le silence de la communauté internationale sur le sujet. 

Concernant les Kouriles, les diplomates russes sont conscients qu’ils auront le dernier mot lors des négociations avec le Japon sur la souveraineté des territoires en question : ce n'est pas la première fois que le Japon formule des revendications territoriales à l'encontre de la Russie. Toutefois, dans un contexte de conflit militaire actif en Ukraine, ces signaux doivent être pris au sérieux et conduiront très probablement à un renforcement de la présence militaire russe en Extrême-Orient et dans l'océan Pacifique, ce qui provoquera certainement une montée des tensions au sein de cette région.









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