Le mystère de l'araignée

Le mystère de l'araignée

Paco Ignacio Taibo II

L’araignée entra dans sa vie, quand il alla pisser pour la troisième fois de la journée. II ne savait pas trop si c’était parce qu’il avait bu trop de bière dimanche, ou parce qu’il en avait assez de l’odeur des piments au vinaigre. En tous cas, ça faisait la troisième fois qu’il abandonnait la chaîne pour aller s’enfermer dans les toilettes. Et là, resplendissant sur les carreaux qui avaient été blancs un jour, le message était clair :

Les heures supplémentaires doivent être payées double.
L’araignée.

et dessous un signe étrange, comme une petite boule avec quatre pattes fines, quelque chose comme une araignée.

Roberto resta là à regarder le mur, surpris, et il en oublia même de pisser. « Les heures supplémentaires doivent être payées double », pensa-t-il. Puis, au milieu des piments au vinaigre, il oublia l’affaire, et elle ne lui revint même pas a l’esprit quand on lui demanda de rester deux heures de plus pour décharger les derniers piments que des camions venaient d’apporter le matin même. II ne se souvint pas non plus du message le vendredi suivant, quand il reçut son salaire, où ces deux heures et trois autres effectuées le mercredi étaient comptées comme des heures normales. En vérité, la surprise avait duré bien peu. Et en plus, quelqu’un avait dû effacer l’inscription juste après, car le mardi matin, elle n’était plus là.

La semaine suivante, alors qu’il aidait à la mise en boite, un papier passa sur la chaîne, entre deux boites reluisantes, pas encore étiquetées. Un papier blanc, où il était écrit en gros :

Pourquoi on ne nous donne pas les bottes qu’on nous a promises ?
L’araignée.

Roberto leva la tête cherchant qui des onze collègues qui étaient avant lui dans la chaîne avait pu déposer le papier, mais il ne trouva que des visages occupés, absorbés dans l’opération de remplissage. Les mêmes visages et les mêmes gars de toujours. II faillit tendre la main pour prendre le papier mais il se retint. II reprit son travail, tout en jetant des coups d’œil de temps en temps pour voir la réaction de ceux qui suivaient. D’autant plus qu’il voulait savoir ce qui allait se passer quand le papier arriverait a la fin. Mais à se distraire comme ça, il faillit manquer une boite et avant qu’il s’en aperçoive, le papier avait disparu du tapis roulant. Ou il était tombe, ou quelqu’un l’avait fait passer à la chaîne d’en face.

Plus tard, il repensa au message : « Pourquoi on ne nous donne pas les bottes qu’on nous a promises ? » Merde, les bottes, se dit-il. Parce qu’ils passaient leur temps a glisser sur les déchets et qu’au début de l’année, l’entreprise avait promis des bottes en caoutchouc avec des bandes striées sur les semelles. Et, tu penses, ils n’en avaient jamais vu la couleur.

Mais Roberto avait une mauvaise mémoire, et quand le jeudi il glissa, que sa hanche morfla, et qu’il manqua de se casser le bras, il ne se rappela pas le message de l’araignée. II se contenta de se traiter lui-même d’imbécile et de se dire que s’il ne faisait pas attention, il allait finir à l’hôpital, et dans un sale état.

Et pourtant, le jeudi, juste après la glissade, alors qu’on l’avait mis à charger les boîtes dans un camion, l’araignée parut comme par magie.

II transportait deux boîtes de six kilos en équilibre quand soudain il s’aperçut que juste sous son nez, à l’endroit habituel de l’étiquette « Piments La Tlalpeña », se trouvait un papillon qui disait :

Tu sais que ça fait dix ans que nous avons un syndicat ?
L’araignée.

Et encore la petite boule à pattes.

Sursautant, il manqua de tomber et cette fois, sans avoir marché sur un piment.

II se reprit et arrivé au camion où il passa la boîte à Fermín, celui qui réceptionnait en haut, de façon à ce qu’il voie bien clairement la petite inscription qui remplaçait l’étiquette. II guetta une réaction sur son visage, mais Fermín la lut puis regarda Roberto fixement en disant :

— « Ah oui ! l’araignée. »

Comme Fermín était plutôt discret et qu’ils n’étaient pas amis, il continua a charger sans poser de question, mais il remarqua qu’une boite sur vingt au moins comportait une petite inscription à la place de l’étiquette.

La journée s’acheva et le lendemain, alors qu’il mangeait des tacos dans le boui-boui situé en face de l’entrée principale de l’usine, il ne s’étonna plus de découvrir, à la place des serviettes de papier gris, un petit tas de tracts, de la taille d’un quart de feuille, dans lequel l’araignée lançait un nouveau message :

Le syndicat devrait servir à défendre les travailleurs,
et le notre a pour secrétaire Macías. Vous trouvez ça normal ?
L’araignée.

Macías était le chef de production, une vraie vache, cheveux bruns, quarante ans, des yeux de petit cochon. Il ne sortait de son bureau que pour faire son inspection de l’usine, scrutant et annotant tout sur un bloc-notes, sans adresser un mot a personne. Ensuite, les sanctions et les engueulades arrivaient par la bouche des contremaîtres.

Roberto en resta interdit, un taco d’œuf et de riz à mi-chemin entre sa bouche et sa main.

— M’dame, qui c’est qui vous a apporte ces petits messages ?

— Ces petits tracts, mon gars ? répliqua la vendeuse d’un air entendu.

Roberto acquiesça.

— Ben, vous voyez bien, ici les gens passent, s’arrêtent, mangent et s’en vont. Et y en a un paquet.

Roberto prit un des papiers et le mit dans la pochette de sa chemise, sous le regard indiscret de la vendeuse qui voulait voir s’il allait l’utiliser comme serviette.

Qui était l’araignée ? Qu’est-ce que c’était que cette histoire avec le syndicat ? Pourquoi Macías était-il secrétaire du syndicat ? N’était-il pas chef ? Et puis, quand est-ce qu’ils auraient les bottes ? Combien les heures supplémentaires devraient-elles être payées ?

Tout se mélangea dans sa tête, et il eut envie d’aller questionner monsieur Luna.

Au bout d’environ une demi-heure, cette résolution lui était sortie de l’esprit. Mais quand il passa par les toilettes a la fin de sa journée, un nouveau message de l’araignée l’interpella :

D’après la loi, on n’a pas le droit de prélever de l’argent sur le treizième mois.
L’araignée.

Ce qui fait qu’avec l’histoire du treizième mois en tête — on était en mars, qu’est-ce qu’ils en avaient a foutre du treizième mois ? C’est vrai qu’a Noël dernier, une fois l’argent retiré, ça ne faisait que treize jours au lieu d’un mois, mais bon, c’était l’année dernière —, il alla attendre monsieur Luna au portail.

« Monsieur Luna, dites, pourriez-vous me dire ce que c’est que l’araignée ? »

Luna faisait partie des rares ouvriers qui portaient encore un chapeau au travail, comme Roberto, et comme deux ou trois autres, des vieux, qui ne se privaient pas pour dire à qui voulait les entendre qu’ils étaient de Pachuca, et que s’il n’y avait pas eu les parcelles à se partager entre les dix frères, ils y seraient restés. De plus, Luna était celui qui l’avait fait entrer à l’usine, et celui qui lui avait trouve sa chambre, dans un quartier au pied de la colline de la Campana. C’était encore lui qui l’avait emmené au bordel de la Pancha, vers le kilomètre seize, qui s’était occupé de lui et l’avait recommandé. Tout ça parce qu’ils étaient du même village. Quand il entendit le nom de l’araignée, Luna, qui par ailleurs était contremaître à la mise en boite, regarda Roberto de travers, parce que quand il était fatigué, il avait l’œil torve. II rétorqua :

— Qu’est-ce que vous savez de l’araignée ?

— Eh ben, rien.

— Comment ça rien ? dit Luna énervé.

Alors, je vous ai trouvé du travail et maintenant, vous me cachez des choses ? Vous êtes comme mon filleul, et on ne ment pas a son parrain.

— Rien, juste ce qu’il y a de marqué dans les toilettes, répliqua Roberto apeuré, qui se disait qu’il aurait mieux fait de la fermer.

— Qu’est-ce qu’il y a de marqué dans les toilettes ? Qui c’est l’araignée ?

— Eh ben, vous voyez, je venais vous le demander à vous.

Comme Luna avait élevé la voix, un attroupement s’était formé autour d’eux et quelqu’un lança :

— « Allez dites-lui, Luna, ne soyez pas vache, dites-lui que c’est vous l’araignée. »

On entendit des rires. Sans se retourner, Luna prit Roberto par le bras et s’éloigna du groupe.

« Mon filleul, ne croyez pas cette araignée. Si vous entendez parler de l’araignée, il faut tout de suite venir me le raconter » dit Luna, troquant son air renfrogné contre un ton paternel, son ton habituel.

Si bien que Roberto resta sans savoir. Et peut-être est-ce pour cela qu’il fut encore plus désemparé la fois suivante quand il se retrouva face a un message de l’araignée.

Cela arriva le lendemain, un mardi ou le travail avait été particulièrement difficile parce que les contremaîtres avaient reçu la consigne d’accélérer la cadence afin d’écouler les produits qui s’étaient accumulés dans les cuves a vinaigre. Soudain, quelqu’un passa à ses côtés et posa un papillon sous ses yeux. Roberto se retourna et constata qu’il s’agissait d’un de ceux qui fabriquaient les boites, à la ferblanterie, un grand dadais, brun, qui avait la réputation d’être bagarreur.

Le papier stipulait :

L’araignée dit : L’heure est venue de nous organiser pour de meilleurs salaires, pour de meilleures conditions de travail, pour des bottes et des gants, pour qu’on nous paye ce qu’on nous doit, pour un syndicat indépendant.
Lis et fais passer.

Comme le message était long, Roberto faillit perdre la cadence de la chaîne et, quand il releva la tête, il avait déjà trois boîtes à remplir devant lui. Quand il réussit à reprendre le rythme, il réfléchit et, finalement, prit timidement le papier et le passa a Fidel, un gars de Puebla qui ne parlait jamais a personne. Fidel prit le papier et jeta un regard à Roberto, comme en remerciement, mais sans mot dire. Ensuite, Roberto ne sut pas ce qui se passa, s’il l’avait lu ou pas et s’il l’avait fait passer.

L’araignée attaqua encore trois autres fois cette semaine-là : deux fois le mercredi et une fois le vendredi. Les messages du mercredi furent peints sur les camions de livraison, probablement pendant la nuit. Le premier claironnait :

L’araignée n’a pas peur de la répression, on n’en a rien à foutre de la boîte.
Le licenciement de Lucio ne nous affecte pas.

Le deuxième disait :

Lucio, réintégration.
L’araignée.

Roberto supposa que le Lucio dont parlaient les peintures était le gars qui jouait avec lui dans l’équipe de foot et qui, quand ils avaient donné le treizième mois l’année dernière, avait réclamé tout haut parce qu’il manquait du fric. Quand l’avaient-ils viré ?

Le vendredi, on envoya Roberto décharger — il était aide-polyvalent et recevait le salaire le plus bas. Alors qu’il se rendait sur place, Macías s’approcha de lui dans son dos et commença à crier :

— « Allons, messieurs, celui qui me dit qui est derrière ces petits papiers, je lui donne immédiatement deux mille pesos ! »

Roberto et les trois à ses côtés ses retournèrent effrayés. Macías agitait un papillon. Malgré sa peur, Roberto tendit la main et demanda le papier d’un signe de la tête. Macías en fut tout déconcerté, et c’est sans doute pour cela qu’il le lui passa.

L’entreprise a gagné 600 millions de pesos cette année et on n’en a rien vu. Bande de pourris.
L’araignée.

Roberto sourit, ce que Macías interpréta de façon erronée.

— Vous savez quelque chose sur ces papiers.

— Moi, qu’est-ce que vous voulez que j’en sache, dit Roberto.

Macías lui arracha le tract des mains et repartit dans le couloir.

Le samedi, Roberto, bourré, fut renversé par une mobylette en traversant l’avenue Morelos. II passa les trois semaines suivantes a la clinique 28 de la Sécurité sociale, soigné par des infirmières blasées, avec une jambe accrochée à un système mécanique et deux compagnons de chambre qui étaient plus bons à jeter à la poubelle qu’à remettre en état.

C’est pourquoi, quand il retourna en boitant à l’usine, un lundi de la mi-avril, il fut tout étonné de voir les murs barbouillés tout le long du chemin qui menait à l’usine. L’araignée y était présente, mais sans la discrétion et la subtilité habituelles : avec agressivité et grand bruit. À deux rues de l’usine, une grande araignée d’un mètre et demi avait été peinte, avec un slogan qui appelait à la grève.

À l’entrée de l’usine, il y avait une patrouille de flics, avec deux policiers crâneurs. Quand la première équipe entra, ils étaient moins de la moitié que d’ordinaire, et parmi eux, beaucoup de nouvelles têtes.

II s’approcha du contremaître pour lui demander quel allait être son travail du jour et celui qui était presque son parrain, monsieur Luna, l’accueillit en lui disant :

« Pardonnez-moi, filleul, j’ai presque douté de vous… Mais ça y est, on les a eus, on les a attrapés ces salauds. Parce qu’ils ont osé, ils ont fait la grève et ça, c’est contraire a la loi. Et on les a tous eus, tous, les cent cinquante qui ont fait la grève, ces petits cons… »

Et monsieur Luna s’en alla comme ça, sans finir de lui raconter. Pourtant Roberto comprit que l’araignée avait essuyé une défaite à La Tlalpeña.

Le mardi il y eut un meeting a l’extérieur de l’usine et pendant deux mois, les peintures et les tracts se succédèrent à la sortie de l’usine. Ensuite ce fut le calme total, jusqu’à ce que, début juin, l’entreprise engage une équipe de peintres. Et les murs extérieurs redevinrent blancs.

Quelques jours après, Roberto, qui avait toujours été lent mais droit, comme les chevaux de son village, acheta un marqueur noir a dix-huit pesos a la papeterie La Esmeralda et le cacha contra son sexe. Le stylo arriva tout chaud avec lui à la fabrique le lundi. À la première occasion, il s’éclipsa aux toilettes où il contempla les murs blancs et sales. Dix minutes plus tard, prétextant qu’il était malade, il retourna aux toilettes et là, en belles lettres, après avoir choisi le plus grand mur, il écrivit :

Macías et Luna et tous les potes du patron sont des trous du cul.
L’araignée.

II contempla son œuvre avec fierté, puis jeta le stylo par la fenêtre des toilettes qui donnait sur un des entrepôts de conserves. « Peut-être qu’il va se retrouver dans une boîte de piments », pensa-t-il.

II allait sortir tout fier, quand ses yeux se posèrent sur une phrase écrite en tout petit à côté des pissotières, qui n’y était pas dix minutes avant. II regarda de tous côtés à la recherche de l’auteur. Mais il était seul dans les toilettes.

La phrase disait :

Les heures supplémentaires doivent être payées double.
L’araignée.

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