Fille de Bollywood sur une mobylette

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Fille de Bollywood sur une mobylette



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J’avais seize ans à l’époque et mon frère dix-huit. Il devait passer son permis d’un jour à l’autre. Une formalité pour lui. Il avait, depuis toujours, conduit le tracteur de notre grand-père. Il rentrait la paille et les ballots fièrement sur le tracteur. Il avait été initié à la conduite lors des travaux des champs. Comme il n’avait pas encore les bras nécessaires pour lever les ballots toute une journée, il faisait avancer le tracteur et sa charrette. Il avait sa place dans ces tâches purement masculines et cette responsabilité lui tenait de passage dans le monde des adultes à l’image d’un rite initiatique. Seuls les hommes participaient à ces travaux difficiles. Il était donc fier de pouvoir y contribuer notamment en conduisant un engin mécanique. J’avais parfois le droit de trôner, moi aussi, tout en haut de cette charrette de ballots, de défiler dans le village telle une reine de la moisson. Mais c’était surtout cette perspective de voir la vie autrement qui m’enchantait. Les maisons n’étaient plus les mêmes. On voyait les jardins cachées derrière les maisons, les clôtures fermées et les haies. Le village prenait un autre visage et cela rendait le tour de charrette d’autant plus attrayant. Une fois les travaux des champs terminés, mon frère avait un autre moyen de se faire remarquer : sa mobylette. Je n’avais pas de haine particulière pour les mobylettes avant que mon frère en ait une. C’est un engin normalement équipé pour pouvoir se rendre d’un point à un autre. Néanmoins mon frère en a très vite détourné le but premier. Sa mobylette était devenue un moyen de se faire repérer à toute heure. Il avait passé des heures à débrider le moteur pour rouler plus vite, et trouer le pot d’échappement pour faire plus de bruit sur son passage. Il n’était bien entendu pas le seul à pratiquer ces modifications. Tous ses amis avaient fait en sorte d’être au moins aussi bruyant que lui. Son départ de la maison ressemblait au tout début à une grosse mouche qui s’éloignait, puis s’était ensuite transformé en horde de bourdons en quête de fleurs à butiner. Je n’osais imaginer les fleurs qu’ils allaient trouver sur le chemin. Les demi-tours serrés, levers de roue avant, crissement de roue, ressemblait à une danse nuptiale. Leur pathétique manège m’exaspérait et mon attitude neutre à leur égard leur faisait redoubler d’effort pour attirer mon attention. Je les trouvais sincèrement ridicule et les ignorais tout simplement. La mobylette était pour moi un engin qui servait aux hommes à prouver leur puissance, leur supériorité. Mais c’était aussi un extraordinaire moyen de liberté. Mon frère partait quand il voulait. Je le voyais partir avec ses copains. Il marquait bien son départ par un bruit de moteur et il disparaissait. Nous n’avions aucun détail de ce qu’il avait bien pu faire de sa journée. C’était, à vrai dire, un mystère pour moi car je restais toute la journée à la maison, auprès de ma mère. J’étais une fille. « Une fille, ça ne traîne pas les rues. Celles qui le font, on sait bien ce qui leur arrive ». Mon frère allait au café mais « une fille ne traîne pas dans les cafés ». Il allait en discothèque mais « les filles ont des choses bien plus utiles à faire ». « Une mobylette, c’est pour les garçons, pas pour les filles ». Je finis par haïr cette mobylette et me moquer de l’attitude virile et provocante de leur utilisateur. Autant détester une chose qu’on ne peut posséder. C’est bien plus simple à gérer. Mon frère eut enfin son permis et une voiture tout aussi trafiquée que sa mobylette, peinture clinquante, siège de rallye et tout ce que je n’ai pas su car je ne m’y intéressais absolument pas. La mobylette était donc là, dans le garage, abandonnée. C’est ce que mes parents confièrent à mon oncle et ma tante qui étaient venus nous rendre visite. Mon cousin avait eu l’idée farfelue de faire le tour de France seul en mobylette pendant les vacances et il se demandait si mon frère accepterait de l’accompagner. Par contre, elle savait que mon frère Christian n’avait que faire de son cousin et qu’il avait bien d’autres préoccupations depuis qu’il avait sa nouvelle voiture. Ma mère trouva une parade pour ne décevoir personne. - Mais Christian a postulé pour un emploi cet été. Il risque de travailler. On compte vraiment sur ce travail pour lui mettre du plomb dans la cervelle. - Ah, c’est dommage, répondit ma tante. C’est le seul à avoir une mobylette dans nos connaissances. Et Aurélie, ça ne l’intéresserait pas ? Mon sang ne fit qu’un tour en entendant mon nom. - Aurélie est une fille. Les mobylettes, elle a toujours trouvé ça ringard. Elle est incapable d’en conduire une. Tu la vois, toi, sur une mobylette ? Ma tante me regardait, tout en jugeant certainement de mon allure sur une mobylette. - Et bien oui, il faudrait peut-être lui demander son avis, tu ne penses pas ? Là, il fallait prendre une décision sur le champ. Laisser tomber tous les préjugés jusqu’alors défendus avec hargne devant tout le monde, quitte à avoir l’air un peu bête ou alors suivre la parole familiale et rester dans mon rôle de bonne fille à maman bien comme il faut. Mais ma mère ne me laissa pas le temps de prendre la parole : - Il est hors de question qu’Aurélie fasse de la mobylette, enfin. Elle ne sait même pas la démarrer. Elle n’irait pas loin comme ça, le problème serait vite réglée, dit –elle en éclatant d’un rire qui fit clore le débat sur ce sujet. Dépitée, je descendis regarder l’engin qui me poserait problème et décidais de l’enfourcher. Prête à prouver que j’étais capable de conduire, je l’enjambais, serrais les deux poignées entre les mains, me souvins du geste que faisait mon frère pour démarrer. Lorsque j’entendis le bruit du moteur, je sursautais et faillit tomber tellement il me surprit. Une fois la quille enlevée, mes roues posées au sol, je mis le casque posé sur l’établi. La mobylette sortie du garage, je tentais ma première ligne droite. Un sentiment de liberté m’envahit soudain. La sensation du vent sur mon corps me donnait l’impression de voler. Je compris enfin pourquoi mon frère était si fier sur sa mobylette et j’avais gagné mon passeport pour ma liberté et des vacances sur les routes de France avec mon cousin. Je l’ai vu dans le regard de ma mère au pas de la porte, les bras ballants et dans les applaudissements de mon père, de ma tante et de mon oncle sur le trottoir.



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