Esclaves dans une clinique
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Esclaves dans une clinique
Chaque semaine, le Groupe de recherche Achac, en partenariat avec CNRS Ăditions et les Ăditions La DĂ©couverte, vous propose un article du livre en open source . Lâobjectif, ici, est de participer Ă une plus large diffusion des savoirs Ă destination de tous les publics. Les 45 contributions seront disponibles pendant toute lâannĂ©e 2020.
DĂ©couvrez cette semaine lâarticle dâArlette Gautier, professeure de sociologie Ă lâUniversitĂ© de Bretagne ocidentale et spĂ©cialiste des transformations des rĂ©gimes de genre en contexte colonial et postcolonial aux Antilles et au MĂ©xique. IntitulĂ© Possessions et Ă©rotisation violentes des femmes esclaves , cet article explore la question de lâappropriation sexuelle des femmes racisĂ©es dans les systĂšmes esclavagistes du XVI e au XIX e siĂšcles . Lâauteure avance que viol des femmes esclaves Ă©tait non seulement une pratique extrĂȘmement rĂ©pandue mais aussi bien souvent justifiĂ©e par des discours savants et lĂ©gitimĂ©e par des dispositifs lĂ©gaux.
Article ? « Possession et Ă©rotisations violentes des femmes esclaves » issu de la partie 4 Dominations, violences et viols de lâouvrage SexualitĂ©s, identitĂ©s & corps colonisĂ©s (p.319-331) *
© CNRS Ăditions / Ăditions la DĂ©couverte / Groupe de recherche Achac / Arlette Gautier ( SexualitĂ©s, identitĂ©s & corps colonisĂ©s , 2019)
Possessions et Ă©rotisation violentes des femmes esclaves
LâĂ©vocation de relations sexuelles entre hommes europĂ©ens et femmes esclaves fait surgir des images aussi fortes que contradictoires. Celles de femmes fouettĂ©es et violĂ©es, qui paradoxalement peuvent faire jouir des voyeurs, mais aussi celles de «â
nuits chaudesâ
» [1] dâoĂč a disparu le fouet car les femmes esclaves dĂ©siraient, selon les colons, ĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ©es sans fin, parfois sous lâeffet dâune constitution voluptueuse, parfois par intĂ©rĂȘt. Enfin, plus rarement, on imagine de paisibles concubinages. Toutes ces reprĂ©sentations sont nĂ©es pendant la pĂ©riode esclavagiste moderne, Ă partir de la fin du XV e siĂšcle, et sont reprises Ă des titres divers par les historiens, mĂȘme si lâexplication par la sensualitĂ© des Africaines-AmĂ©ricaines a disparu, dans les annĂ©es 1970, mais Ă©tait encore utilisĂ©e par lâhistorien Gilberto Freyre en 1933 [2] . Aujourdâhui, lâĂ©tude de la sexualitĂ© â qui constitue un continuum allant du dĂ©sir au viol â est redevenue un objet central des recherches sur lâesclavage [3] . Le premier livre de synthĂšse sur cette question conclut dâailleurs que lâobligation dâaccepter des relations sexuelles peut ĂȘtre vue comme une caractĂ©ristique premiĂšre de lâesclavage [4] .
Quâen est-il dans le contexte spĂ©cifique de lâAmĂ©rique oĂč lâesclavage a, dans un premier temps, un double objectifâ
: la production dans les mines et les plantations et lâĂ©vangĂ©lisation, laquelle est contradictoire, en thĂ©orie, avec lâappropriation sexuelleâ
? Comment Ă©crire cette histoire, du cĂŽtĂ© des esclaves, alors que tous les textes ont Ă©tĂ© Ă©crits jusquâau XIX e siĂšcle par des hommes blancs, que les esclaves ne savaient pas Ă©crire et que de plus, la honte du viol retombait sur elles et non sur leurs agresseursâ
? Les sources seront de premiĂšre main pour les colonies françaises, des monographies et des synthĂšses pour les autres colonies, ce qui permet dâexplorer ces enjeux jusquâau dĂ©but du XIX e siĂšcle (1830).
« Un désordre épouvantable et presque sans remÚdes [5] »
Les Ă©crits de lâĂ©poque considĂšrent tous que les relations sexuelles entre les femmes esclaves et les hommes blancs sont trĂšs nombreuses dans les colonies esclavagistes [6] . Les raisons Ă©voquĂ©es nâen Ă©voluent pas moins, selon cinq grandes explicationsâ
: la lubricitĂ© de certains hommes, la stratĂ©gie des femmes esclaves, la nature voluptueuse des originaires dâAfrique, la constitution de paisibles relations domestiques et enfin la violence sexuelle inhĂ©rente Ă lâesclavage.
Au XVII e siĂšcle, les esclaves sont encore peu nombreux (le vĂ©ritable tournant sâamorce dans les annĂ©es 1670 avec la crĂ©ation, en Angleterre, de la Compagnie royale dâAfrique et, en France, de la Compagnie du SĂ©nĂ©gal) et ils sont dĂ©finis par un statut et non par une «â
raceâ
». Leur captivitĂ© est justifiĂ©e par les nĂ©cessitĂ©s en main-dâĆuvre mais aussi de lâĂ©vangĂ©lisation ou encore par les consĂ©quences dâune guerre sainte menĂ©e, en Afrique, contre des mĂ©crĂ©ants. Les relations sexuelles hors mariage, entre Blancs et esclaves, sont alors dĂ©noncĂ©es et mĂȘme punies, les missionnaires dĂ©nonçant simultanĂ©ment la lubricitĂ© de certains hommes blancs et les viols subis par les femmes esclaves. Ainsi, le frĂšre prĂȘcheur Jean-Baptiste Du Tertre, qui a passĂ© six ans aux Antilles françaises, Ă©crit en 1667â
: « Il faut pourtant avouer que si lâon pouvait excuser un crime que Dieu dĂ©teste, il nây a personne qui ne portĂąt compassion Ă ces pauvres malheureuses qui ne se laissent ordinairement aller aux dĂ©sirs sales de ces hommes perdus que par des sentiments de crainte dâun mauvais traitement, par la terreur des menaces dont ils les Ă©pouvantent ou par la force dont ces hommes passionnĂ©s se servent pour les corrompre [7] .â
» Il rapporte que deux esclaves refusĂšrent pourtant les propositions de leurs maĂźtres, lâune en le souffletant, lâautre en le menaçant dâun tison de fer. Cette «â
lubricitĂ©â
» masculine sâexpliquerait par le trĂšs faible nombre de femmes blanches, ce qui nâest pas loin dâune justification par le caractĂšre soi-disant irrĂ©pressible de la sexualitĂ© masculine. Cependant, la situation ne sâamĂ©liore guĂšre au XIX e siĂšcle alors que la proportion de femmes et dâhommes blancs sâĂ©quilibre.
Les officiels prennent toutefois des ordonnances pour «â
empĂȘcher lâimmoralitĂ©â
». Dâune part, les auteurs de violences sont punis par des coups de liane et peuvent mĂȘme ĂȘtre marquĂ©s Ă la joue en cas de rĂ©cidive. De plus, «â
leursâ
» enfants mulĂątres sont libĂ©rĂ©s, ce qui induit une perte financiĂšre. Dâautre part, dans les colonies françaises, espagnoles et portugaises, le mariage permet dâeffacer la faute car ce qui est condamnĂ© â et donc condamnable â nâest ni le viol ni la sexualitĂ© interraciale mais la relation sexuelle hors du sacrement du mariage. LâĂ©dit français de mars 1685 â rebaptisĂ© le Code noir quelques dĂ©cennies plus tard â encourage dâailleurs les maĂźtres Ă affranchir et Ă©pouser leurs esclaves enceintes pour Ă©viter les amendes. De fait, les mariages mixtes sont encore assez frĂ©quents au milieu du XVII e siĂšcle, sans Ă©veiller lâattention des autoritĂ©s coloniales qui jugent la situation marginale.
Cependant, avec le dĂ©veloppement de lâĂ©conomie de plantation et la dĂ©portation massive dâAfricains, au XVIII e siĂšcle, lâesclavage se racialise. Ainsi, les diffĂ©rents codes coloniaux, tant français quâanglais ou espagnols, instituent que les enfants des femmes esclaves appartiennent Ă leurs maĂźtres et non aux pĂšres, et font ainsi de la sexualitĂ© un moyen de reproduction de lâesclavage, en le rendant hĂ©rĂ©ditaire, et du genre, un Ă©lĂ©ment essentiel du discours de la «â
raceâ
», puisquâune femme blanche donne naissance Ă un enfant libre de naissance et une femme esclave Ă un esclave [8] . Le Conseil souverain de Martinique interdit, en 1670, de nommer les pĂšres dans les registres de naissance, ce qui empĂȘche ensuite les recherches en paternitĂ©. De plus, le mariage, sâil invalide le pĂ©chĂ© et permet dâaccroĂźtre la population libre, nâest nullement une rĂ©ponse au caractĂšre forcĂ© des relations sexuelles.
Cette politique se maintiendra pourtant dans les colonies espagnoles, dont seule Cuba deviendra une Ă©conomie de plantation Ă la fin du XVIII e siĂšcle. En revanche, elle devient trĂšs rare dans les colonies françaises, oĂč il faut dĂ©sormais une autorisation administrative pour se marier avec une esclave, laquelle nâempĂȘche pas dâailleurs une forte stigmatisation. Seuls de rares hommes blancs crĂ©oles (nĂ©s dans les Ăźles) de condition modeste se marieront encore avec des femmes esclaves. Dans lâEmpire colonial français, les lettres patentes prises par le roi de France pour les Ăźles de Mascareignes, en 1723, et pour la Louisiane française, en 1724, interdiront, purement et simplement, les mariages mixtes. On trouve, dĂšs 1680, une autre reprĂ©sentation des relations sexuelles entre hommes blancs et femmes esclaves dans un texte du Conseil de la Guadeloupeâ
: « la malice des nĂ©gresses esclaves est parvenue jusquâau point que la plupart des filles mĂ©prisent leurs semblables, refusent de les Ă©pouser et sâabandonnent facilement Ă des artisans et domestiques de maison, mĂȘme Ă des garçons de famille dans lâespĂ©rance de concevoir des mulĂątres libres et non esclaves, que dâautres nĂ©gresses mariĂ©es sâadonnent Ă des gens libres dans lâenvie de faire des enfants libres [9] .â
»
Ainsi, ces relations sexuelles deviendraient une stratĂ©gie de libĂ©ration, au moins des enfants. Les termes changent Ă©galementâ
: on ne parle plus de «â
dĂ©baucheâ
», de «â
libertinageâ
» ou de «â
concubinageâ
» mais de prostitution (soit « lâabandon Ă la lascivitĂ© » selon le Dictionnaire de lâAcadĂ©mie française de 1694), ce qui fait de la femme esclave la principale responsable de ces comportements et dĂ©douane le Blanc qui nâimpose plus de relations sexuelles mais les achĂšte [10] . Lâargument est repris et gĂ©nĂ©ralisĂ© dans la seconde moitiĂ© du XVIII e siĂšcleâ
: ce ne serait pas le maĂźtre qui abuserait de son esclave, mais celle-ci qui lâentraĂźnerait au libertinage. Un administrateur de Saint-Domingue, Pierre-Victor MalouĂ«t, indique ainsi, en 1788â
: « Certainement le commerce et lâemploi des nĂšgres produisent une grande licence de mĆurs, mais câest Ă cette espĂšce dâhommes et Ă leur constitution quâest inhĂ©rent le goĂ»t du libertinage. Libres ou esclaves, chrĂ©tiens ou idolĂątres, les hommes et les femmes noirs ont une propension invincible au plaisir, et la facilitĂ© de sây livrer corrompt un grand nombre de Blancs [11] .â
» On retrouve dâailleurs ce type de description Ă travers toute lâAmĂ©rique des plantations. Cette racialisation prĂ©scientifique sâappuie donc sur lâidĂ©e que la sexualitĂ© des Blancs et des Noirs est, par nature, diffĂ©rente.
Une image distincte qui se dĂ©ploie, Ă la fin du XVIII e siĂšcle, dans une littĂ©rature Ă la fois locale et de voyageurs philosophes, tant aux Antilles françaises quâanglaises ou espagnoles (et aussi dans les colonies dâAmĂ©rique du Nord), vise Ă rendre plus prĂ©sentables les colonies. Les relations entre Blancs et «â
femmes de couleurâ
» y sont dĂ©crites comme des concubinages, ce qui permet dâindiquer que lâesclavage peut civiliser les esclaves [12] . Dans le mĂȘme temps, les abolitionnistes font de lâappropriation sexuelle des femmes esclaves un de leurs arguments principaux pour dĂ©noncer lâesclavage qui dĂ©moralise le Blanc comme lâesclave en permettant un accĂšs sexuel illimitĂ© aux femmes. Une appropriation qui commence dĂšs le bateau nĂ©grier oĂč les femmes et les hommes dĂ©portĂ©s sont sĂ©parĂ©s et oĂč marins et officiers choisissent leurs maĂźtresses pour la traversĂ©eâ
: un processus faisant partie intĂ©grante de la fabrique dâesclaves soumis et de la rĂ©tribution «â
en natureâ
» des Blancs [13] .
Témoignages, réticences et révélations
Ă la JamaĂŻque, Ă la fin du XVIII e siĂšcle oĂč, selon les auteurs de lâĂ©poque, il nây aurait pas de contrainte sexuelle et oĂč le concubinage Blancs/esclaves dĂ©ploierait ses vertus civilisatrices, un gĂ©rant de plantation, James Thistlewood [14] , dĂ©crit prĂ©cisĂ©ment sa vie sexuelle dans son journal. Il vit trois concubinages, dont le dernier avec Phibbah, esclave de son propriĂ©taire, lequel impose Ă celle-ci des relations sexuelles. James Thistlewood lâachĂšte et peut lui imposer la fidĂ©litĂ©. MalgrĂ© un concubinage de trente-sept ans, Phibbah nâa reçu quâune fois la visite de voisines blanches, sa position restant donc marquĂ©e par son statut dâesclave. Elle deviendra propriĂ©taire de deux jeunes esclaves et obtiendra la libertĂ© mais seulement aprĂšs la mort de son concubin.
Pendant leur vie commune, James Thistlewood a des relations avec cent trente-huit esclaves, la plupart Ă©tant sa propriĂ©tĂ© ou appartenant aux plantations quâil gĂšre. Il leur laisse souvent une petite somme, laquelle leur permet de combler leur faim et celle de leurs enfants, mais leur impose dâĂȘtre dĂ©finies comme prostituĂ©es. Il dĂ©crit parfois le viol, sans jamais employer le mot, comme mĂ©thode de punition dans le cadre du travail mĂȘme, pour discipliner les femmes esclaves qui sont le plus souvent relĂ©guĂ©es aux champs. Il raconte aussi des scĂšnes de rĂ©sistance. Ainsi, il impose trente-sept fois des relations sexuelles « insatisfaisantes » Ă Sally, Ă la suite desquelles elle fuit, mais elle est rattrapĂ©e, fouettĂ©e, affublĂ©e dâun collier et dâune chaĂźne et mĂȘme marquĂ©e au visage. Il finit par la vendre. James Thistlewood est loin dâĂȘtre le seulâ
: il Ă©crit que son patron organise deux viols collectifs, suite auxquels des esclaves marronnent (le marronnage consistant en la fuite dâun esclave hors de la propriĂ©tĂ© de son maĂźtre) et deux sont fouettĂ©es parce quâelles ont rĂ©sistĂ©. La plupart des esclaves ne bĂ©nĂ©ficiaient guĂšre des relations sexuelles qui leur Ă©taient imposĂ©es puisque Phibbah est la seule des trois concubines et des multiples maĂźtresses de James Thistlewood qui en tire un «â
bĂ©nĂ©ficeâ
».
Malheureusement, nous ne disposons pas dâun tel texte pour les Antilles françaises Ă la mĂȘme pĂ©riode. Le conseiller martiniquais Pierre Dessales, qui Ă©crit au milieu du XIX e siĂšcle, est moins honnĂȘteâ
: il prĂ©tend ĂȘtre chaste, malgrĂ© les racontars colportĂ©s Ă son sujet et dont il se plaint, mais il dĂ©crit les turpitudes de ses voisins qui changent de maĂźtresses comme de chemises, couchent avec deux femmes esclaves en mĂȘme temps ou avec un homme esclave [15] ⊠Aux Ătats-Unis, diffĂ©rents auteurs citent des marchands et des planteurs dâesclaves Ă la sexualitĂ© tout aussi vorace. Ainsi, James Henry Hammond, planteur â qui deviendra gouverneur de la Caroline du Sud en 1857 â, a des enfants avec une esclave et une de ses filles. Quant Ă certains marchands de Louisiane, devenus par la suite de gros planteurs, ils Ă©voquent dans une longue correspondance leurs dĂ©sirs et activitĂ©s sexuels dâune façon oĂč ils semblent ĂȘtre « des pĂ©nis animĂ©s, Ă©rigĂ©s [16] ». Tous considĂšrent quâacheter une esclave câest obtenir le droit de la pĂ©nĂ©trer.
PropriĂ©taires et gĂ©rants disposent dâailleurs du corps des femmes esclaves Ă leur guise. Câest du moins ce qui ressort de plusieurs tĂ©moignages concernant Saint-Domingue Ă la fin du XVIII e siĂšcle. Ainsi, lâhabitant sucrier Galliffet dĂ©clare Ă propos de son charpentierâ
: « Je lui ai au contraire permis de faire un choix sur mes nĂ©gresses et il sâen est tenu lĂ jusquâici .â
» De mĂȘme, le lieutenant de marine marchande Jacques Proa raconte, en 1781, queâ
: « Le soir on vous prĂ©pare un bain et le maĂźtre vous fait passer en revue les plus belles de ses esclaves, vous faites votre choix et ces nĂ©gresses par vous choisies vont vous servir au bain et au lit [17] .â
»
Lâeffacement de la voix des femmes esclaves
Les tĂ©moignages dâesclaves sont, quant Ă eux, trĂšs rares, car trĂšs peu savent Ă©crire, et ils datent gĂ©nĂ©ralement du XIX e siĂšcle. Ils prennent donc trois formesâ
: les rĂ©cits, souvent publiĂ©s avec lâaide dâabolitionnistes, les entretiens rĂ©alisĂ©s dans le cadre du Workerâs Project amĂ©ricain des annĂ©es 1920â1930, parfois retranscrits par des Blancs assez mĂ©prisants, et les paroles transcrites durant les procĂšs. Sây ajoutent les rares souvenirs de leurs descendants.
Mary Prince fut la premiĂšre et la seule esclave antillaise Ă publier le rĂ©cit de sa vie en 1831, Ă lâextrĂȘme fin de la pĂ©riode Ă©tudiĂ©e ici. Elle y Ă©voque comment elle et une autre esclave, enceinte, Ă©taient fouettĂ©es, nues, dĂ©nonçant ainsi le voyeurisme sadique de leur maĂźtre. Harriett Jacobs raconte dans Incidents dans la vie dâune fille esclave comment un maĂźtre essaie de forcer une esclave adolescente Ă avoir des relations sexuelles. La perte de la libertĂ© sexuelle est montrĂ©e dans ce roman autobiographique comme la nĂ©gation mĂȘme de lâindividualitĂ© [18] . Solomon Northup, militant abolitionniste, raconte dans ses mĂ©moires (1853) le calvaire de Patsey, dont le dos est couvert de mille cicatrices Ă cause dâun maĂźtre libidineux et dâune maĂźtresse jalouse, ainsi que celui de sa tante, dont la famille est vendue parce quâelle sâest refusĂ©e [19] . En revanche, les mille cinq cents tĂ©moignages de femmes esclaves amĂ©ricaines â sur les deux mille trois cents obtenus par le Workerâs Project Administration en 1936 â sont assez allusifs.
Les archives judiciaires amĂ©ricaines nâĂ©voquent pas les violences sexuelles envers les esclaves et les AmĂ©rindiennes, car les juges ne les reconnaissent quâenvers les Blanches ayant un certain statut social. Cependant, le procĂšs de CĂ©lia, en 1855 aux Ătats-Unis, est lâoccasion de dĂ©voiler le calvaire vĂ©cu par une fille de 14 ans, violĂ©e entre 1851 et 1855 par son maĂźtre, qui lui fait deux enfants. Amoureuse dâun autre homme qui veut quâelle lui soit fidĂšle, elle exige que cessent les agissements du maĂźtre Ă son Ă©gardâ
; ce dernier nâobtempĂšre pas. Elle le tue et sera condamnĂ©e Ă mort. Il nây a procĂšs que parce quâelle lâa assassinĂ©. De mĂȘme, lâanalyse des archives judiciaires des colonies esclavagistes françaises ne trouve aucune trace de viol. Un seul cas de violence sexuelle contre une esclave est Ă©voquĂ©, dans les archives du Conseil souverain de la Guadeloupe en 1844, rĂ©alisĂ© par une maĂźtresse, femme de couleur libre, statut qui explique sans doute que la plainte ait Ă©tĂ© prise en compteâ
: « LĂ , derriĂšre son lit, elle a commandĂ© quâon perçat un trou pour me mettre aux fers et a appelĂ© âSans nomâ pour me tenir les jambes Ă©cartĂ©es et fourrer ses mains dans mes parties gĂ©nitales [20] .â
»
Ce silence des archives souligne le travail dâeffacement des violences rĂ©alisĂ© par les Ă©lites. En revanche, Ă Lima, oĂč les mariages interraciaux sont permis, des esclaves domestiques peuvent raconter leurs expĂ©riences de la violence sexuelle de leur propre point de vue. Ainsi lâune dâentre elles prĂ©cise-tâelle, au dĂ©but du XIX e siĂšcleâ
: « Jâai Ă©tĂ© forcĂ©e dâaccepter pour deux raisonsâ
: la premiĂšre, câest quâil Ă©tait le maĂźtre, la seconde⊠parce quâil est certain que plus le maĂźtre a dâintĂ©rĂȘt pour vous, mieux il vous traite. Jâai cherchĂ© lâamĂ©lioration de mon sort en faisant semblant dâavoir du plaisir [21] .â
» Lâhistoire orale est trĂšs controversĂ©e car elle peut faire lâobjet de rĂ©Ă©critures. Ă la lecture de lâouvrage Paroles dâesclavage. Les derniers tĂ©moignages , paru en 2011, il est intĂ©ressant, cependant, de noter que sept des vingt-neuf descendants dâesclaves martiniquais disent descendre dâune relation entre un maĂźtre et une esclave, et surtout dâĂ©couter ce quâils en disent [22] .
Ces tĂ©moignages confirment Ă la fois la lubricitĂ©, non seulement de «â
quelquesâ
» hommes mais de beaucoup, et surtout son acceptation par le systĂšme esclavagiste. Ce contexte de forte contrainte correspond Ă la dĂ©finition actuelle des violences sexuelles, qui sont considĂ©rĂ©es aggravĂ©es lorsque lâauteur est en position dâautoritĂ©, ce qui est bien le cas du maĂźtre ou du gĂ©rant qui abuse de lâesclave ou qui dit Ă ses employĂ©s de «â
se servir parmi ellesâ
». Dans ce contexte de grande coercition, il nâest mĂȘme pas nĂ©cessaire quâil y ait violence physique si la menace est prĂ©sente et elle lâĂ©tait, comme le soulignent les instruments de torture prĂ©sents dans chaque habitation [23] mais aussi les souvenirs des esclaves. On peut, bien sĂ»r, voir un anachronisme dans cette dĂ©finition du viol, appliquĂ© ici aux femmes esclaves, puisquâil nâest condamnĂ©, Ă lâĂ©poque, que pour les femmes de lâĂ©lite blancheâ
: les hommes le pratiquant alors, ayant les moyens de redĂ©finir la coercition en «â
consentementâ
», ce qui interdit prĂ©cisĂ©ment quâils soient, dĂšs lors, dĂ©finis comme des violeurs. Toutefois, ne pas lâutiliser revient Ă accepter lâidĂ©e que le pouvoir de dĂ©finir les catĂ©gories soit le monopole des hommes de lâĂ©lite blanche.
Si les discours tenus sur la sexualité dans les diverses colonies esclavagistes sont souvent assez proches, les contextes,
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