Egyptienne baisé sur son trône
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Son buste gracieux est célébré pour son exaltation fascinante de la beauté féminine. Un portrait hors normes, à la hauteur de l’histoire singulière de cette reine, épouse du pharaon Akhenaton.
Pascal Vernus, égyptologue et directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études
Publié le 28/09/2021 à 16h32 I Mis à jour le 28/09/2021 à 16h32
Pascal Vernus, égyptologue et directeur d’études à l’École pratique des Hautes Études
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Buste de Néfertiti. XIVe siècle av. J.-C. Musée égyptien, Berlin
• WIKIMEDIA COMMONS
Le nom même de la reine Néfertiti est déjà tout un programme. Il signifie littéralement « la-belle-est-venue ». Mais son interprétation est plus ambiguë. Car ce nom peut désigner la belle apparence souhaitée pour le nouveau-né, ou bien faire valoir que sa naissance répond à une demande formulée par les parents ; « la-belle » était en effet une épithète fréquemment associée à la déesse Hathor, qui se serait donc manifestée à travers la « venue » d’un enfant pour exaucer la requête de ses parents. Ainsi, Néfertiti devrait son nom à une déesse-vache, un ruminant qu’aujourd’hui nous n’associons guère à la beauté féminine, pour sympathique qu’il soit !
Cependant, comme pour d’autres figures mythiques de l’Égypte pharaonique, ce que l’on sait vraiment sur Néfertiti est bien loin d’être à la mesure de sa célébrité. Son origine ? Selon une hypothèse fort plausible, mais non avérée, elle serait la fille du « père du dieu » Ay. Celui-ci se montra un promoteur acharné de la nouvelle religion, ce dont il tira maints avantages à la cour d’Akhenaton, avant de déployer un zèle égal dans le retour à l’orthodoxie, ce dont il se targua lors de son accession au trône après Toutankhamon. Belle figure d’opportuniste ! Dans son cas, le titre de « père du dieu » ne désignerait pas un sacerdoce, comme souvent, mais un statut d’ascendant du pharaon – en l’occurrence de beau-père – de la même manière qu’il désigne Youya, père de la reine Tiyi, épouse d’Amenhotep III et mère d’Akhenaton. Quant à la mère de Néfertiti, point d’indication ; elle pourrait être morte prématurément, car l’épouse d’Ay, Tiyi (à ne pas confondre avec la reine), est présentée seulement comme nourrice de la reine.
On ne saurait exactement dire quand Néfertiti épousa Amenhotep IV, futur Akhenaton. Elle nous est connue pour la première fois la quatrième année du pharaon, avec les premières manifestations des grands changements qu’il entendait mener à bien. Ce n’est pas un hasard. La promotion de la reine dans les expressions idéologiques du pouvoir est l’une de ses innovations majeures. Certes, outre une influence politique que l’on entrevoit çà et là, notamment avec Hatshepsout, l’épouse royale tend, durant la XVIII e dynastie, à gagner sa place dans les représentations officielles du pouvoir ; Tiyi figure ainsi souvent au côté d’Amenhotep III.
C’est que les reines sont prises en compte dans une vision religieuse du pouvoir monarchique. Elles assument auprès du pharaon la reproduction symbolique des fonctions sexuelles et maternelles exercées par les déesses auprès du dieu créateur et grâce auxquelles il renouvelle son énergie et se renouvelle lui-même pour assurer la marche du monde. Avec Amenhotep IV/Akhenaton, ce qui n’était que tendance devient procédé systématique. Si Néfertiti – comme Tiyi, sa belle-mère – illustre l’un des thèmes iconographiques fondamentaux du pouvoir pharaonique sous forme d’un sphinx piétinant et déchiquetant les ennemis avec une exquise féminité, sa visibilité monumentale est bien plus étendue.
Elle forme avec son époux un couple dont les représentations occupent une très large place dans l’imagerie officielle. Dans ce couple, l’association de Néfertiti à l’aventure de son époux implique une position seconde, certes, mais non secondaire. Elle est « la grande dans le palais, celle au beau visage, jolie avec la double plume, maîtresse de joie, d’entendre la voix de laquelle on se réjouit, maîtresse de grâce, dont l’amour est grand, qui a une manière d’être qui fait la joie du maître des deux pays [Akhenaton] ». Elle accompagne son époux dans la célébration d’Aton et est parfois même représentée de taille identique au pharaon, surmontée de sa propre représentation du disque aux rayons terminés par des mains. Elle porte un uræus (serpent ornant la coiffure royale), parfois deux : l’un au front, l’autre pendant le long de l’oreille. À partir d’une certaine époque, son identité, dans le cartouche, est complétée par l’épithète Néfernéferouaton, « Aton-est-parfait-de perfection ».
Néfertiti donna à son époux au moins six filles : Merytaton, fille aînée, honorée par des chapelles et édifices particuliers, et qui fut sans doute appelée à un destin national, comme nous le verrons ; Maketaton, morte en l’an 14 ou 13 du règne de son père ; Ankhesnepaiton, future épouse de Toutankhamon ; enfin Néfernéferouaton-ta-sheryt, Nefernéferourê et Setepenrê. Qu’elle fût aussi la mère de Toutankhamon a été avancé, mais cette hypothèse est mise en doute.
L’une des originalités d’Akhenaton est l’extrême importance accordée à sa famille dans le répertoire décoratif, jusqu’à l’adapter à son évolution en prenant en compte la croissance des enfants et les accidents de leurs vies. Le roi et la reine se tiennent la main devant le lit conjugal, échangent des baisers sur un char, jouent avec leurs fillettes sur leurs genoux. Par exemple, Néfertiti tient Meketaton, la main droite posée sur la cuisse de l’enfant, et la main gauche serrant son autre main. La fillette tourne le visage vers sa mère tout en désignant avec l’index son père assis en face. Juchée sur lui, Merytaton lui caresse la joue de la main droite, tandis que l’index de sa main gauche est dirigé en miroir vers sa mère.
Solidarité dans la joie, donc. Mais aussi solidarité dans la peine : submergée par la douleur devant la couche mortuaire d’une de ses filles, probablement Maketaton, Néfertiti sent la main de son époux lui étreindre le bras comme pour l’empêcher de s’effondrer. Cette gestuelle subtilement sophistiquée vise évidemment à promouvoir l’amour familial comme manifestation quasi liturgique de la nouvelle religion.
La reine participa à cette religion et demeura jusqu’à la fin partie prenante dans sa radicalisation. Une thèse fondée sur une utilisation approximative de la documentation et qui lui assignait une mort précoce a reçu récemment un cinglant démenti, puisqu’elle est encore attestée en l’an 16 du règne d’Akhenaton, c’est-à-dire un an avant la disparition supposée du pharaon. Elle dut subir comme un camouflet une foucade de son époux, qui se prit de passion passagère pour Kiye, une favorite, au point de lui accorder moult privilèges. Mais sa disgrâce permit à Néfertiti de retrouver son éminence.
De nombreuses hypothèses ont été émises par les spécialistes sur le rôle réel joué par Néfertiti durant le règne puis après la mort du pharaon Akhenaton. Fut-elle sa corégente ? Lui a-t-elle succédé sur le trône ?
Et peut-être même sa prééminence. Car, selon certains spécialistes, elle aurait été corégente de son époux sous les noms d’Ankhkheperourê et de Néfernéferouaton, et, après la mort du pharaon, elle lui aurait succédé sur le trône pendant trois ans, quitte à partager temporairement le pouvoir avec le fantomatique Smenkhkarê. Qui plus est, c’est encore elle qui, accablée par son veuvage, aurait demandé au roi hittite Souppilouliouma de lui fournir un époux, comme le rapportent les archives locales. Ce n’est là qu’une hypothèse parmi toutes celles qui ont été multipliées, modifiées, réfutées, contredites pour rendre compte de la fin du schisme religieux sous le règne d’Akhenaton, la rareté et la pauvreté des sources contrastant avec le nombre et l’ingéniosité des chercheurs passionnés qui les ont utilisées. On tend désormais à identifier Ankhkheperourê et Néfernéferouaton à Merytaton, fille du couple royal, et donc à reléguer Néfertiti à l’arrière-plan.
Incertitude encore autour de la dépouille de la reine. Passons vite sur la théorie échevelée d’une sépulture cachée dans la tombe de Toutankhamon pour celle, plus sérieuse, de la tombe d’Amenhotep II. Transformée en cachette pour préserver les momies royales du pillage lors des temps troublés de la troisième période intermédiaire (v. 1069-664 av. J.-C.), elle comptait deux momies de femmes. L’une, surnommée la « elder lady », était probablement la reine Tiyi. L’autre, la « younger lady », a été identifiée à Néfertiti en raison de particularités propres à la famille royale et d’un long cou rappelant les effigies de la reine. L’étude des restes d’ADN ont montré que cette younger lady était une fille de Tiyi et aussi la mère de Toutankhamon. On pourrait alors recomposer toute la famille d’Akhenaton, si cette identification était avérée. Mais elle ne suscite pas le consensus, et d’autres thèses ont été avancées. Il faut donc se résigner à ne pas reconnaître avec certitude la momie de Néfertiti. Est-ce si regrettable ? Car contempler la younger lady ne fait pas vraiment rêver.
Le buste de Néfertiti, lui, le fait. Il a été reçu par le public comme l’incarnation archétypale de la beauté féminine et a contribué au premier chef à faire passer la reine de l’histoire au mythe. Pourtant, le règne d’Akhenaton marque une rupture non seulement dans la religion, mais aussi dans les conventions artistiques. Techniquement, la grille canonique qui codifie les proportions relatives des différentes parties du corps est redimensionnée. En s’appuyant sur elle, le pharaon impose un style nouveau pour ses représentations : crâne, visage, nez, menton et cou sont étirés, les joues et les traits creusés contrastent avec les lèvres épaisses. Les épaules sont étroites, le ventre, ballonné et les cuisses, courtaudes. Ce standard pourrait procéder de la synthèse entre certaines particularités pathologiques du pharaon et le désir de se différencier de la tradition dans la valorisation symbolique du corps humain.
Ce maniérisme quasi caricatural du style fut étendu aux personnages de la famille royale au point que, sur des bas-reliefs, il arrive même à Néfertiti d’être laide ! Heureusement, les artistes, tout en se pliant aux instructions dogmatiques d’Akhenaton, conservèrent quelque liberté. Dans l’atelier de Djehoutymès, d’où provient le buste de Néfertiti, on a retrouvé plusieurs visages en plâtre dans un style serein et visant au « réalisme », tel que le concevait la tradition.
Cela dit, bien des zones d’ombre pèsent sur les circonstances de la découverte du buste. En 1912, une mission financée par le mécène James Simon et dirigée par l’archéologue Ludwig Borchardt avait dégagé à Tell el-Amarna, sur le site de l’Horizon d’Aton, la capitale d’Akhenaton, la maison du sculpteur Djehou-tymès. Furent mises au jour des œuvres par lui abandonnées dans une remise quand il avait quitté les lieux. C’était avant tout des modèles, parfois au stade d’ébauche, qui avaient été moulés ou sculptés pour servir de référence aux artisans chargés des bas-reliefs. Parmi eux le buste polychrome.
La raison pour laquelle ce buste échappa, lors du partage réglementaire, à l’attention de Gustave Lefebvre, représentant du Service des antiquités égyptiennes et grand savant par ailleurs, reste incertaine. On avance qu’il aurait été recouvert de poussière et dissimulé au milieu d’objets peu avenants. Toujours est-il qu’il parvint en Allemagne, suscitant l’ire des Égyptiens qui, jusqu’à nos jours, n’ont cessé de le réclamer. Il avait failli être échangé contre d’autres œuvres, mais Hitler décida au dernier moment de le conserver parce qu’il le tenait pour un parangon de la beauté aryenne. Ironie de l’histoire, certains ont voulu le promouvoir comme symbole de la beauté africaine !
Et la polémique qu’il suscite ne s’est pas éteinte. Il y a quelques années, un amateur d’art, qui n’était pas un égyptologue professionnel, a jeté un pavé dans la mare en déclarant qu’il s’agissait d’une contrefaçon moderne. Son argumentation s’appuyait sur un scénario complexe, où la personnalité haute en couleur de Ludwig Borchardt n’avait guère le beau rôle. Elle a été réfutée point par point par un spécialiste de la période amarnienne. Des analyses photogrammétriques ont révélé que la symétrie qui donne tant de charme à l’œuvre a été obtenue par l’ajout de plusieurs retouches de plâtre. L’absence du globe oculaire gauche n’est probablement pas accidentelle, car les études modernes n’ont décelé aucune trace d’adhésif dans l’orbite vide. On aurait estimé que le buste pouvait remplir en l’état – donc borgne – une fonction de modèle pour sculpter des bas-reliefs.
La fascination que le buste de Néfertiti exerce toujours repose sur un paradoxe. Alors même que la reine est parée d’atours cérémoniels propres à son époque et à sa civilisation (la couronne, l’uræus, le pectoral, etc.), la perfection de ses traits la transporte dans le royaume universel et intemporel de la beauté.
Pour en savoir plus
Aménophis IV et les pierres du soleil. Akhénaton retrouvé, R. Vergnieux, M. Gondran, Arthaud, 1997.
Akhénaton, D. Laboury, Pygmalion, 2010.
Chronologie
5000-3000 av. J.-C. Période prédynastique
Des figurines féminines au triangle pubien très marqué sont probablement des symboles de fertilité.
2635-2140 av. J.-C. Ancien Empire
En sculpture, la sobriété et l’harmonie de la silhouette sont adaptées aux femmes à partir des modèles masculins.
2022-1784 av. J.-C. Moyen Empire
La silhouette s’allonge ; les rondeurs de la poitrine et la largeur des hanches s’accentuent.
1539-1353 av. J.-C. Nouvel Empire
L’exercice du pouvoir suprême par Hatshepsout la pousse à se faire représenter en homme.
1353-1336 av. J.-C. Nouvel Empire
La révolution religieuse d’Akhenaton a une forte influence sur la représentation féminine.
323-30 av. J.-C. Période ptolémaïque
Dirigée par les héritiers d’Alexandre, l’Égypte développe une symbiose entre art local et art grec.
Le premier propriétaire du buste de Néfertiti
La mission archéologique de Tell el-Amarna était dirigée par l’égyptologue allemand Ludwig Borchardt, qui découvrit en 1912, avec son équipe, l’atelier du sculpteur Djehoutymès, où se trouvait le buste de Néfertiti. La mission avait été financée par James Simon, riche héritier d’une société spécialisée dans le commerce du coton. Ayant acquis le buste à la suite d’un partage plutôt litigieux des trouvailles, il décida d’en faire don au Musée égyptien de Berlin en 1920. Dès lors, bien qu’il fût favorable à sa restitution aux autorités égyptiennes, il dut s’incliner devant le refus des conservateurs. En tant que juif, il eut à affronter la terrible montée de l’antisémitisme en Allemagne avant même l’accession de Hitler au pouvoir. Par la suite, les autorités nazies firent tout pour le reléguer dans l’oubli, malgré l’usage très généreux qu’il avait fait de sa fortune. Il est bon que la célébrité de Néfertiti contribue à restaurer sa mémoire.
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