Défense des joggeurs, ces glaireux, ces galeux

Défense des joggeurs, ces glaireux, ces galeux

Par Luc Le Vaillant


La mort rôdant alentour, il faudrait se dispenser de grand air et de soleil, de petits plaisirs et d’hédonisme anodins. Non, le «restez chez vous» devrait pouvoir s’accorder des «je garde mes distances».

On est bien d’accord que c’est une querelle annexe par ces temps traumatiques. Donc, on ne va pas faire un drame de la rélégation des footings à l’aube et au crépuscule à Paris, Nice et ailleurs.

Par contre, il est intéressant de s’interroger sur ce discrédit qui frappe particulièrement joggeurs, cyclistes et autres pratiquants solitaires d’activités physiques.

Il y a d’abord ce sur quoi tout le monde s’accorde, cette nécessité de se tenir à distance respectable de l’autre. Pour ce que j’en vois, et pour ce que j’en fais, car je plaide ici pour ma paroisse vous l’avez compris, les coureurs de bitume font place aux piétons. Ils descendent du trottoir quand ils croisent un passant ou profitent de l’évaporation des voitures pour chevaucher la ligne jaune. Leur mobilité et leur agilité leur permettent de prendre l’initiative. Ils dévissent même la tête et détournent le regard quand auparavant les signes de reconnaissance s’échangeaient a minima. Evolution assez crève-cœur mais qu’y faire ?

Des Attila en Nike et Asics

Vision idyllique ? Peut-être. Car j’entends aussi décrire mes frères et sœurs de running comme des hordes sans foi, ni loi qui dévasteraient tout sur leur passage, avanceraient en Panzers indivisibles et saccageraient tout, tels des Attila en Nike et Asics. Cela me surprend. Courir comme pédaler est, généralement, une occupation solitaire qui aime ses aises et apprécie le silence. Mais ça devient farce quand ces sportifs d’occasion sont décrits comme crachant du glaviot, bombardant du glaire et expectorant du pissat. Que la sueur dégouline d’accord. Pour le reste…

On va se dispenser de débattre de la réalité et de l’envergure de l’effet aérosol. Sur ce point comme sur bien d’autres, le savoir est encore balbutiant. Au-delà du postillon répertorié, on ne sait trop comment le virus plane et volète, ni le temps que met la nébulosité pour se dissiper. En tout cas, patienter dans une queue flageolante ou explorer une gondole de supermarché avec des clients concurrents me semblent plus risqué que de croiser un runner qui disparaît sans demander son reste.

Un civisme inattendu

Cette mise à l’index d’une corporation témoigne de crispations inutiles et contre-productives. Par temps de crise, les pouvoirs ont tendance à vouloir contrôler tout un chacun au plus près de sa physiologie, et au-delà de ce que la prophylaxie impose. Il y a ce refus que les corps exultent et se fassent du bien, en se gardant de nuire à qui que ce soit. La mort rôdant alentour, il faudrait se dispenser de grand air et de soleil, de petits plaisirs et d’hédonisme anodins.

Après un moment de flottement, les Français font preuve d’un civisme inattendu. Lequel va sans doute de pair avec la conscience de la gravité du péril et la crainte de l’incertitude ambiante. Dans leur grande majorité, ils se méfient, se tiennent à carreau et protégent l’autre. Le «restez chez vous» devrait pouvoir s’accorder des «je garde mes distances». Et c’est pourquoi aujourd’hui je vois mal l’intérêt d’interdire plus encore les bois, les plages, les champs, sans parler du pavé si souvent battu.

Libération — 8 avril 2020 à 14:57

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