Au Chili, la grogne contre des retraites « qui ne permettent pas de vivre »

Au Chili, la grogne contre des retraites « qui ne permettent pas de vivre »

Aude Villiers-Moriamé


Le système des fonds de pension privés, hérité de la dictature de Pinochet, est vivement critiqué par le mouvement social qui secoue le pays depuis huit semaines.
Lors d’une manifestation contre les inégalités à Santiago-du Chili, vendredi 13 décembre. Malgré sa pension, Mercedes Gallegos, 66 ans, travaille toujours comme administratrice dans une ONG locale. Photo: Joao Pina


José Chavez s’accorde une pause, mais pas question de s’asseoir pour autant. Ce mécanicien de 69 ans, qui travaille six jours sur sept, ne perçoit que 150 000 pesos [176 euros] de pension par mois. « Alors je suis bien obligé de continuer à travailler », explique le Chilien en combinaison de travail kaki, adossé au mur de sa petite cuisine.

Lui et son épouse ont construit cette maison dans les années 1980, dans un quartier populaire de Peñalolen, en bordure de Santiago. « Une chance, parce que si on n’était pas propriétaires, je ne sais pas comment on ferait », soupire Marta Elena Caamaño, 66 ans. Elle aussi travaille encore en tant qu’employée de maison, trois jours par semaine, dans un beau quartier de la capitale chilienne, où « mieux vaut ne pas trop parler du mouvement social », qui dure depuis mi-octobre au Chili. Le couple, lui, soutient sans réserve la mobilisation contre les inégalités dans le pays.

Parmi les nombreuses revendications des manifestants, la refonte du système des pensions est l’une des plus importantes. Actuellement, les travailleurs chiliens doivent verser 10 % de leur salaire sur un compte géré par l’une des sept « administratrices de fonds de pension » (AFP). Ces entreprises privées, qui placent ces économies sur les marchés financiers – et en tirent généralement d’immenses bénéfices – reversent ensuite ces fonds aux Chiliens en calculant les mensualités sur la base d’une espérance de vie moyenne.

« Aucun apport patronal »

Ce système de capitalisation individuelle, pionnier du genre, a été mis en place durant la dictature du général Augusto Pinochet, en 1981. Son architecte, l’économiste ultralibéral José Piñera – le frère de l’actuel président de droite Sebastian Piñera – le comparait, il y a encore trois ans, à « une Mercedes-Benz : une voiture de luxe, bien faite et sophistiquée ».

Pourtant, aujourd’hui, la moitié des retraités ayant cotisé au système AFP perçoivent moins de 134 000 pesos (157 euros) par mois, selon Claudia Sanhueza, économiste et chercheuse au Centre d’études du conflit et de la cohésion sociale (COES). « Il y a plusieurs raisons à cela. Les salaires sont bas, et les cotisations également. De plus, il n’y a aucun apport patronal. »

Le marché du travail est aussi particulièrement fragile, dans un pays où près de 30 % des emplois ne sont pas déclarés. « Il est rare que les personnes conservent longtemps le même travail, et il n’existe pas de mécanisme de solidarité permettant d’offrir une compensation aux personnes ayant moins cotisé », indique l’économiste.

La grogne sociale dure depuis plus de huit semaines

A l’image de Marta Elena Caamaño, qui a cotisé à une AFP pendant vingt-deux ans – elle était mère au foyer auparavant – et ne perçoit aujourd’hui que 130 000 pesos de pension par mois (153 euros), nettement moins que le salaire minimum, fixé à 300 000 pesos (352 euros). « Ça ne permet pas de vivre, on peut tout juste payer les factures avec ça », dit-elle en s’énervant. Avec son emploi à mi-temps, qui lui garantit des revenus supplémentaires, et l’activité indépendante de José, « on a de quoi vivre correctement. Mais jusqu’à quand ? Mieux vaut ne pas tomber malade… »

Face à la grogne sociale qui dure depuis plus de huit semaines, le gouvernement de Sebastian Piñera a annoncé que le minimum vieillesse – versé par l’Etat aux personnes n’ayant jamais cotisé – serait rehaussé progressivement de 50 %, passant de 110 000 à 165 000 pesos (de 130 à 194 euros). « C’est une réponse de court terme, car tous les retraités de la classe moyenne continuent de pâtir du système des AFP », estime Mme Sanhueza.

« Le gouvernement est sourd, aveugle et muet aux demandes des Chiliens », assène Patricia Lillo, coordinatrice du collectif No + AFP (« nous ne voulons plus d’AFP ») dans la région métropolitaine de Santiago. Comme d’autres organisations qui luttent contre les inégalités dans le pays, le mouvement a installé depuis lundi 9 décembre sa tente sur une jolie place du centre de Santiago, entre le Congrès et le palais de justice. « L’idée, c’est que ceux qui exercent le pouvoir dans ce pays nous voient tous les jours, qu’ils arrêtent de nous ignorer », explique Mme Lillo.

Créer un fonds public de solidarité

Le collectif No + AFP, qui avait déjà canalisé la colère des Chiliens en 2016, lors de manifestations massives contre les fonds de pension privés, propose de mettre en place un système public de répartition, avec participation tripartite – travailleur, employeur, Etat – permettant à chacun de recevoir au moins l’équivalent du salaire minimum chilien. « Nous voulons construire un système de sécurité sociale qui ne soit pas soumis aux aléas du marché », indique Ana Muga, responsable des communications de No + AFP.

Car, de fait, si ces dernières années, les AFP avaient fait fructifier leurs immenses réserves – équivalant à près de 80 % du PIB du pays –, leur santé économique est aujourd’hui affectée par la crise sociale qui secoue le Chili. « L’une des AFP, la E, qui est réputée comme la plus solide, a perdu de l’argent, signale Mme Sanhueza, ce qui aura des conséquences négatives sur les pensions de milliers de personnes. »

Loin de remettre en question le système des AFP, le gouvernement Piñera a indiqué envisager une réforme qui permettrait de créer un fonds public de solidarité, financé par des cotisations patronales. Pour Mme Sanhueza, « ce serait déjà un bon signal envoyé à la société… Mais sans doute insuffisant ».


Le Monde - 14/12/2019

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