Realism 1

Realism 1


Le réalisme scientifique et la métaphysique des sciences

Michael Esfeld


Résumé

Cet article prend pour point de départ les réponses réalistes majeures aux défis de la sousdétermination et de l’incommensurabilité. Ces réponses servent de base épistémologique au projet visant à construire une métaphysique des sciences qui réunit les connaissances scientifiques dans une conception cohérente et complète de la nature. Ce projet accorde une position privilégiée aux théories physiques fondamentales. Dans ce contexte, l’article se focalise sur les distinctions entre, d’une part, propriétés intrinsèques et relations et, d’autre part, propriétés catégoriques et propriétés causales, montrant comment les théories physiques fondamentales contemporaines soutiennent la position métaphysique du réalisme structural.


1. Le réalisme scientifique

La métaphysique des sciences est le projet de développer une vision cohérente et complète de la nature sur la base des théories scientifiques. On peut également parler de philosophie de la nature. Toutefois, on préfère aujourd’hui le terme de « métaphysique des sciences » pour distinguer ce projet d’une philosophie de la nature purement spéculative, sans ancrage dans les sciences et sans contrôle méthodologique. La métaphysique des sciences appartient à la philosophie analytique qui, depuis son tournant métaphysique, ne consiste plus uniquement en l’analyse du langage mais, plus largement, en un discours systématique et argumentatif visant la compréhension du monde et la position que nous y occupons – en bref, ce en quoi consiste la philosophie depuis Platon et Aristote. Par « métaphysique », on n’entend pas une théorie spéculative portant sur un domaine d’être présumé existant au-delà du monde empirique, mais, au sens aristotélicien, le développement de catégories générales qui cherchent à saisir l’être du monde empirique (cf. Aristote, Métaphysique, livre 4). La particularité qui distingue la métaphysique des sciences du courant dominant de la philosophie analytique, c’est son ancrage dans les sciences : on expose une position métaphysique sur la base des connaissances que les théories scientifiques actuelles apportent (voir Ladyman & Ross, 2007, chap. 1, pour marquer cette distinction).

Ce projet présuppose évidemment une forme de réalisme scientifique. On peut caractériser le réalisme scientifique par les trois propositions suivantes (voir Psillos, 1999, introduction, Sankey, 2002, et Esfeld, 2006, chap. 1) :

(1) Proposition métaphysique : l’existence et la constitution de la nature sont indépendantes des théories scientifiques. L’indépendance est à la fois ontologique et causale : l’existence de la nature ou sa constitution ne dépendent pas du fait qu’il y ait ou non des personnes qui construisent des théories scientifiques. S’il y a des personnes qui développent des théories scientifiques, l’existence de ces théories ne cause pas l’existence ou la constitution de la nature.

(2) Proposition sémantique : la constitution de la nature détermine lesquelles de nos théories scientifiques sont vraies (et lesquelles ne sont pas vraies). Par conséquent, si une théorie scientifique est vraie, les objets que pose cette théorie existent et leur constitution rend vraie la théorie en question. Autrement dit, leur constitution est le vérifacteur (truth-maker en anglais) de la théorie en question.

(3) Proposition épistémique : les sciences sont, en principe, capables de nous donner un accès cognitif à la constitution de la nature. En particulier, nous avons à notre disposition des méthodes d’évaluation rationnelle applicables à des théories scientifiques concurrentes – ou des interprétations concurrentes de la même théorie scientifique – qui sont capables d’établir, au moins de manière hypothétique, laquelle de ces théories ou interprétations concurrentes est la meilleure au niveau de la connaissance. Parmi ces propositions, c’est la troisième qui est objet de dispute. En effet, si l’on soutient que nous avons un accès cognitif à la constitution de la nature par le biais des sciences, on se heurte alors à deux objections principales. La première objection est celle dite de la sous-détermination de la théorie par l’expérience : depuis les travaux de Pierre Duhem (1906, 2e édition 1914, voir 2e partie, chap.6) et de Willard Van Orman Quine (1951 / traduction française, 2003), on sait que pour chaque ensemble de propositions exprimant l’expérience, y compris l’expérience scientifique, il est logiquement possible de construire plusieurs théories qui se contredisent entre elles mais dont chacune permet de déduire d’elle l’ensemble des propositions empiriques en question. Par conséquent, l’expérience ne possède pas la force logique de déterminer la théorie scientifique. Il peut y avoir toujours plusieurs théories logiquement possibles qui sont toutes en accord avec les mêmes données de l’expérience. Néanmoins, la thèse de la sous-détermination n’exclut pas qu’il puisse n’y avoir qu’une seule théorie qui soit correcte et qu’en cas de nouvelles données de l’expérience qui sont en conflit avec une théorie établie, il puisse n’y avoir qu’une seule manière correcte d’adapter la

théorie à l’expérience. Cette thèse montre uniquement que les données de l’expérience ne sont pas suffisantes pour déterminer quelle est cette théorie ou la manière de l’adapter. Cette thèse établit dès lors que l’épistémologie empiriste qui accepte uniquement les données expérimentales comme critère de sélection des théories scientifiques ne peut pas être un réalisme scientifique. Autrement dit, le réaliste scientifique a la tâche de mettre en avant d’autres critères que le simple accord avec les données expérimentales pour déterminer laquelle des théories concurrentes est la meilleure au niveau de la connaissance. Il peut notamment utiliser le critère de l’évaluation des engagements ontologiques d’une théorie ou interprétation d’une théorie en vue de développer une vision cohérente de la nature. On verra plus bas comment on peut tirer profit de ce critère dans des cas concrets. Le deuxième défi pour le réalisme scientifique provient de l’histoire des sciences : si l’on regarde notamment l’histoire de la physique qui est une science mature depuis le début de l’époque moderne, on constate que s’y sont produits des changements considérables. Pour prendre l’exemple le plus célèbre, la mécanique de Newton a été considérée à son époque – eten fait jusqu’à la fin du 19e siècle – comme le point culminant de la physique. Toutefois, au début du 20e siècle, elle a été remplacée par les théories de la relativité restreinte et générale d’Einstein et par la mécanique quantique. Bien que ces théories permettent de reproduire les prédictions de la mécanique newtonienne dans les domaines où celle-ci reste applicable, elles contredisent ses principes. Selon la relativité restreinte, par exemple, il existe une vitesse absolue (celle de la lumière), tandis que selon la mécanique de Newton, il n’existe pas de vitesse absolue. Selon la relativité générale, la gravitation est identique à la courbure de l’espace-temps, tandis que selon la mécanique de Newton, elle consiste en une interaction à distance. D’après la mécanique quantique, les états des objets physiques sont en superposition, alors que selon la mécanique de Newton, toutes les propriétés des objets physiques possèdent toujours une valeur numérique définie.

Selon les épistémologies de Thomas Kuhn et de Paul Feyerabend, nous sommes là en présence d’exemples d’incommensurabilité de concepts (voir Kuhn, 1962, chap. 13 / chap. 12 dans la traduction française, 1972, et Feyerabend, 1962) : les concepts de la nouvelle théorie sont tellement éloignés des concepts de l’ancienne théorie qu’il n’y a pas de mesure commune permettant une comparaison entre eux. Par exemple, il n’est pas possible d’exprimer dans le vocabulaire de la mécanique de Newton le concept d’un espace-temps courbé, et il n’est pas possible d’exprimer le concept d’une action à distance en utilisant le vocabulaire de la théorie de la relativité générale. Or, s’il n’est pas possible de comparer les concepts respectifs de deux théories distinctes, on ne peut alors pas déterminer laquelle est la meilleure sur le plan de la connaissance. S’il s’agit de deux théories qui se succèdent dans l’histoire des sciences, on ne peut dès lors pas soutenir qu’il y a un progrès cognitif dans l’histoire des sciences.

Hilary Putnam (1973 / traduction française, 1980) objecte à Kuhn et à Feyerabend que la thèse de l’incommensurabilité présuppose, pour être significative, un domaine commun de phénomènes auquel s’appliquent les deux théories dont les concepts respectifs sont présumés incommensurables. Or, d’après Putnam, ce domaine commun de phénomènes rend possible une comparaison des deux théories en question. Cette comparaison est en principe capable d’établir laquelle des deux est la meilleure au plan de la connaissance, tenant compte, le cas échéant, de critères supplémentaires d’évaluation de théories comme le critère de cohérence mentionné plus haut. De plus, le courant connu sous le nom de « reconstruction rationnelle » s’efforce de démontrer que l’on peut comprendre l’ancienne théorie comme cas limite de la nouvelle théorie, même si les concepts respectifs des deux théories sont éloignés (voir par exemple Schaffner, 1967 ; cf. Esfeld, 2006, chap. 8). Pour ces deux raisons, la thèse de l’incommensurabilité, dans la mesure où elle touche un point bien fondé, n’est plus aujourd’hui considérée comme menaçant le réalisme scientifique (voir, en ce sens, le livre de Sankey, 1994, surtout chap. 6 et 7, le livre de Bartels, 1994, surtout chap. 1, et l’article de Carrier, 2001).

En résumé, donc, le projet de métaphysique des sciences peut se baser sur un réalisme scientifique selon lequel les théories scientifiques matures que nous jugeons valides sont les meilleures hypothèses que nous pouvons avancer aujourd’hui quant à la constitution de la nature. Ceci n’exclut évidemment pas qu’en cas de changement des théories scientifiques il faille adapter la métaphysique des sciences en conséquence.


2. La position privilégiée de la physique

Le projet de métaphysique des sciences accorde une position privilégiée à la physique.

Depuis la mécanique de Newton, nous avons à disposition des théories physiques qui sont universelles et fondamentales : elles affirment être valides pour tous ce qui existe dans le monde et elles ne dépendent pas d’autres théories scientifiques. Ceci revient à dire que leurs lois sont strictes, à savoir n’admettent pas d’exceptions (et si elles reconnaissent des exceptions, on peut les décrire dans le vocabulaire de la théorie en question). Si leurs lois sont déterministes, elles indiquent les conditions complètes pour l’existence des phénomènes étudiés – et si ces phénomènes ne sont pas produits alors que leurs conditions d’existence sont réunies, les lois postulées s’en trouvent falsifiées. Néanmoins, il n’est pas nécessaire que des lois strictes soient déterministes ; elles peuvent tout aussi bien être probabilistes. Si elles sont probabilistes, elles sont également valides sans exception : elles indiquent en ce cas les probabilités complètes pour l’occurrence des phénomènes étudiés.

Les théories physiques fondamentales et universelles se distinguent des théories des sciences spéciales. Ces dernières sont dites spéciales et non pas universelles, parce que chacune d’elles concerne un domaine d’être limité, et parce qu’elles dépendent des théories de la physique fondamentale. Elles ne peuvent pas, en effet, décrire et expliquer les objets de leur domaine complètement, par leurs concepts propres, car elles sont obligées d’avoir en fin de compte recours à des concepts et lois de la physique fondamentale. Leurs lois ne sont pas strictes mais admettent des exceptions qui ne peuvent pas être décrites dans les concepts propres à ces théories, sans que ces lois soient ainsi falsifiées. Leurs lois présupposent des conditions normales, et l’on ne peut pas délimiter dans le vocabulaire de ces théories quelles sont les conditions normales et quelles sont des conditions exceptionnelles.

Par exemple, la biologie est une science spéciale, portant notamment sur des cellules et des organismes. Un important sujet de recherche en biologie est le lien entre causes génétiques et effets phénotypiques qui sont obtenus par le biais de la production de certains protéines. Toutefois, le lien entre causes génétiques et effets phénotypiques ne peut avoir lieu que sicertaines conditions physiques normales sont satisfaites. Si dans une situation donnée l’effet phénotypique ne se produit pas, bien que la cause génétique soit présente, ce n’est pas la loi qui est falsifiée : il est possible que des conditions physiques normales ne soient pas réunies. Il y a toujours des facteurs physiques dans l’organisme ou dans son environnement qui peuvent couper le lien entre causes génétiques et effets phénotypiques, facteurs physiques qui ne peuvent finalement être saisis que par le vocabulaire d’une théorie physique fondamentale – par exemple, en fin de compte, on ne peut jamais exclure que des effets quantiques macroscopiques rares interviennent. Les théories des sciences spéciales ne sont ainsi pas complètes, tandis qu’un principe de complétude causale, nomologique et explicative s’applique aux théories physiques fondamentales et universelles. Pour tout phénomène décrit par une théorie physique fondamentale et universelle, dans la mesure où ce phénomène a des causes, il a des causes physiques ; dans la mesure où ce phénomène tombe sous des lois, c’est sous des lois physiques qu’il est subsumable ; dans la mesure où ce phénomène admet des explications, ce sont des explications physiques qui s’appliquent à lui. Ce principe n’exclut pas qu’il puisse y avoir encore d’autres causes, lois et explications que celles de la physique fondamentale ;

mais celles-ci ne peuvent rien déterminer qui n’est pas en même temps aussi déterminé par des causes, des lois ou des explications physiques. Il est vrai que les théories physiques fondamentales changent – on a déjà mentionné le passage de la physique newtonienne à la théorie de la relativité générale et à la physique quantique. Toutefois, les théories physiques fondamentales ne changent jamais à cause de considérations provenant des sciences spéciales mais toujours parce qu’on constate que des phénomènes supposés être fondamentaux ne le sont en fait pas. Ainsi, les théories physiques fondamentales jugées valides à une époque sont complètes, au moins par rapport aux théories des sciences spéciales en vigueur à la même époque. Dans la suite de cet article, je me concentrerai sur les positions métaphysiques que l’on peut baser sur les théories physiques fondamentales actuelles (sections 3 à 6). En fin d’article, je reviendrai brièvement sur le rapport entre physique fondamentale et sciences spéciales (section 7) avant de terminer avec un résumé des positions principales (section 8).

 

3. Quatre positions métaphysiques possibles

David Lewis est le philosophe le plus influent du courant de la métaphysique analytique de la deuxième moitié du 20e siècle. Il exprime sa vision du monde dans une thèse qu’il appelle « survenance humienne » parce qu’elle soutient, à l’instar de David Hume, qu’il n’existe pas de connexions nécessaires dans le monde. Il résume cette thèse dans les termes suivants :

« Il s’agit de la doctrine suivant laquelle tout ce qui existe dans le monde est une vaste mosaïque d’occurences locales de faits particuliers, rien qu’une petite chose et puis une autre, et ainsi de suite. (…) Nous avons la géométrie : un système de points avec des relations externes de distance spatio-temporelle entre eux. Peut-être des points de l’espace-temps lui-même, peut-être des points de matière (ou d’un éther ou de champs) ; peut-être les deux à la fois. En ces points se trouvent des qualités locales : des propriétés intrinsèques parfaitement naturelles qui n’ont besoin de rien de plus grand qu’un point où être instanciées. En bref : nous avons un arrangement de qualités. Et c’est tout. Il n’y a pas de différence sans différence dans l’arrangement des qualités. Tout le reste survient sur cet arrangement. » (Lewis, 1986, introduction, pp. IX-X)

Cette thèse est l’exemple paradigmatique d’un atomisme contemporain en philosophie de la nature. Il existe des objets fondamentaux qui sont situés en des points de l’espace-temps, voire même identiques à ceux-ci. Ces objets sont fondamentaux parce qu’il n’existe rien de plus petit qu’un point physique. Les propriétés caractéristiques de ces objets – c’est-à-dire, les propriétés qui définissent leur être, qui constituent leurs critères d’identité – sont des propriétés intrinsèques : des propriétés qu’un objet possède indépendamment de l’existence de quoi que ce soit d’autre dans le monde (cf. Langton & Lewis, 1998). De plus, selon Lewis, ces propriétés sont catégoriques : elles sont des qualités pures. Autrement dit, en tant que telles, elles ne possèdent pas la disposition de causer quoi que ce soit. Ces deux propositions caractérisent l’atomisme en philosophie de la nature : les propriétés fondamentales sont intrinsèques et non-causales. Le monde est ainsi vu comme une vaste mosaïque d’occurrences de propriétés intrinsèques. Comme celles-ci sont catégoriques, il n’y a pas de connexions nécessaires entre elles : aucune de ces occurrences de propriétés ne possède le pouvoir (disposition causale) d’engendrer d’autres de ces occurrences. Selon l’atomisme, les relations surviennent sur les propriétés intrinsèques des objets. Un exemple paradigmatique de relations survenantes sont les relations de masse : la relation qui lie un objet à un autre objet en étant plus léger, plus lourd ou de la même masse que celui-ci est fixée par la valeur de la masse au repos que chacun de ces deux objets possède indépendamment de l’autre. Il y a cependant une exception : les relations spatio-temporelles ne surviennent pas sur des propriétés intrinsèques. Les propriétés intrinsèques ne sont pas en mesure de fixer la distance spatio-temporelle qu’il y a entre deux objets. Les relations spatiotemporelles unissent ainsi le monde : deux objets coexistent dans le même monde si et seulement s’il y a une relation spatio-temporelle entre eux. Un filet de relations spatiotemporelles constitue alors une sorte d’arrière-plan dans lequel les objets matériels (avec leurs propriétés intrinsèques) sont insérés. Le fait que les relations spatio-temporelles sont catégoriques semble évident : le simple fait que, par exemple, un objet se trouve à une distance spatiale d’un centimètre d’un autre objet n’inclut apparemment aucune disposition à engendrer certains effets. Les propriétés géométriques sont ainsi un exemple paradigmatique de propriétés catégoriques, dépourvues de pouvoirs causaux. Il faut donc tenir compte de deux distinctions : celle entre propriétés intrinsèques et relations, d’une part, et celle entre propriétés catégoriques et propriétés causales (dispositions, pouvoirs), d’autre part. On peut subsumer les relations physiques également sous la catégorie des propriétés, étant des propriétés qui requièrent la présence d’au moins deux objets dans le monde pour exister, tandis qu’une propriété intrinsèque n’a besoin que d’un seul objet pour exister dans le monde. L’atomisme classique, humien, en philosophie de la nature est la position qui soutient que les propriétés physiques sont intrinsèques et catégoriques. Etant donné les deux distinctions évoquées ci-dessus, l’espace logique des positions possibles est constitué des quatre positions suivantes :

               

 Propriétés physiques

  / \

 intrinsèques   relations (structures)

            atomisme holisme

    / \           / \

      catégoriques causales catégoriques causales


La première distinction est celle entre propriétés intrinsèques et relations. Elle marque le contraste entre l’atomisme et le holisme. Si les propriétés des objets physiques sont des relations au lieu d’être des propriétés intrinsèques, alors l’être des objets dépend des relations qui les unissent. Pour cette raison, cette position est un holisme en philosophie de la nature.

La seconde distinction est celle entre propriétés catégoriques (c’est-à-dire, purement

qualitatives) et propriétés causales – c’est-à-dire, engendrant par leur nature même certains effets. Cette dernière distinction se retrouve tant dans le holisme que dans l’atomisme. Comme expliqué plus haut, on peut associer Hume à la position qui considère les propriétés comme intrinsèques et catégoriques. Leibniz est également atomiste, concevant les monades comme les véritables atomes, mais il considère les propriétés physiques comme des forces et soutient ainsi une vision causale des propriétés. Leibniz a réhabilité la notion de disposition causale (pouvoir) en philosophie moderne. On peut dès lors lier la position qui conçoit les propriétés comme intrinsèques et causales à lui. Du côté du holisme, on peut attribuer la position qui considère les propriétés physiques comme des relations catégoriques à Descartes, car celui-ci (tout comme Spinoza) identifie la matière à l’extension spatio-temporelle. On peut dès lors regarder Descartes et Spinoza comme réduisant toutes les propriétés physiques et matérielles à des propriétés géométriques qui consistent en des relations spatio-temporelles.


La position logiquement possible consistant à concevoir les propriétés physiques comme des relations ou des structures causales, par contre, n’est pas accessible au début de l’époque moderne. La raison en est que les relations spatio-temporelles sont, comme déjà mentionné plus haut, l’exemple paradigmatique de relations irréductibles en physique classique, et celles-ci semblent évidemment être des relations catégoriques.

Ces quatre positions définissent l’espace logique des positions possibles par rapport aux propriétés physiques. Il y a bien sûr des combinaisons possibles, voire même, en certain cas, inévitables. Même dans l’atomisme humien, il faut reconnaître des relations irréductibles et ainsi une sorte de holisme, à savoir accepter les relations spatio-temporelles comme des relations irréductibles qui unissent le monde. De même, le holisme peut intégrer des propriétés intrinsèques pour autant que celles-ci ne constituent pas de critères d’identité pour les objets, indépendamment des relations qui les unissent. En ce qui concerne la question de savoir si les propriétés, y compris les relations, sont catégoriques ou causales, une combinaison des deux positions est plus difficile à soutenir : si l’on maintient qu’il existe des propriétés catégoriques ainsi que des propriétés causales, il faut donner une réponse à la question de savoir pourquoi certaines propriétés sont causales tandis que d’autres ne le sont pas.

Essayons maintenant d’évaluer ces positions et commençons de nouveau par la métaphysique humienne : l’atomisme des propriétés catégoriques. Si l’on adopte cette position, il faut accepter comme fait primitif la distribution des propriétés physiques fondamentales dans l’univers entier. Etant donné que les propriétés ne sont pas causales en tant que telles, aucune occurrence d’une propriété quelconque ne nécessite l’occurrence d’une autre propriété. Lewis soutient un principe de combinaison libre : pour chaque occurrence d’une propriété physique fondamentale, on peut tenir comme fixe l’occurrence en question et changer toutes les autres occurrences de propriétés physiques fondamentales, le résultat étant toujours un monde possible. Les lois de la nature ne déterminent pas la distribution des propriétés physiques fondamentales. Bien au contraire, elles surviennent sur cette distribution en entier. Les lois sont donc fixées uniquement à la fin du monde. Notons que la nécessité pour l’atomisme des propriétés catégoriques de devoir accepter comme fait primitif la distribution dans l’univers entier des propriétés physiques fondamentales ne constitue pas une objection contre cette position : chaque position doit nécessairement accepter quelque chose comme primitif.


L’objection centrale contre l’atomisme des propriétés catégoriques s’appuie sur la question suivante : si les propriétés qui existent dans le monde sont intrinsèques et catégoriques, comment pouvons-nous les connaître ? Voici ce que dit Frank Jackson, qui est en principe favorable à la métaphysique humienne, sur cette question :

« Quand les physiciens nous parlent des propriétés qu’ils tiennent pour fondamentales, ils nous

disent ce que font ces propriétés. Ce n’est pas là un accident. Nous savons ce que sont les choses

essentiellement par le biais de la manière dont elles nous affectent, nous et nos instruments de

mesure. (…) Cela suggère (…) l’idée inconfortable qu’il se peut bien que nous ne sachions presque rien de la nature intrinsèque du monde. Nous connaissons seulement sa nature causale relationnelle. » (Jackson, 1998, pp. 23-24)

La distribution des propriétés intrinsèques et catégoriques dans le monde détermine certaines relations, entre autres les relations entre les objets qui possèdent ces propriétés et les cerveaux des observateurs étudiant les objets en question. Toutefois, ces relations ne révèlent pas l’être des propriétés intrinsèques : on peut, sans autre, concevoir deux situations ou deux mondes possibles dans lesquels ces relations sont les mêmes, tandis que les propriétés intrinsèques sous-jacentes sont différentes, car celles-ci ne sont pas causales en tant que telles. Par conséquent, ce que sont ces propriétés intrinsèques ne se manifeste pas dans les relations causales. Lewis (2001) concède cette conséquence en plaidant en faveur de l’humilité, c’est-àdire en reconnaissant comme fait que nous n’avons aucun accès cognitif à l’essence intrinsèque et catégorique des propriétés. Cette conséquence est inconfortable, comme le dit Jackson, parce qu’elle aboutit à un décalage entre la métaphysique et l’épistémologie : la métaphysique postule que les propriétés sont intrinsèques et catégoriques, alors que la réflexion épistémologique montre que nous ne pouvons pas connaître la nature des propriétés qui existent dans le monde puisqu’elles sont intrinsèques et catégoriques. Si l’on stipule qu’il existe quelque chose qui échappe, par principe, à notre connaissance, il faut apporter des arguments convaincants pour motiver l’affirmation de l’existence de l’entité en question. La métaphysique humienne n’a pas de tels arguments à sa disposition car on peut simplement éviter le décalage entre métaphysique et épistémologie auquel elle conduit en soutenant que les propriétés sont causales au lieu d’être catégoriques.


Cette réflexion sur l’accès cognitif que nous avons aux propriétés qui existent dans le

monde constitue ainsi la motivation principale pour adopter la position selon laquelle les propriétés sont bel et bien intrinsèques mais causales. Si les propriétés sont en elles-mêmes causales, ce que sont les propriétés se manifeste dans les relations causales. Depuis la publication de l’article « Causalité et propriétés » de Sydney Shoemaker en 1980, la théorie causale des propriétés est devenue une position majeure en métaphysique des propriétés. On distingue deux versions de cette théorie :

(1) La première version soutient que chaque propriété est à la fois causale-dispositionnelle et catégorique. La distinction entre « causal-dispositionnel » est « catégorique » n’est pas une opposition entre deux types de propriétés : il s’agit de deux types de prédicats que nous utilisons pour décrire les mêmes propriétés (voir notamment Martin, 1997, surtout sections 3 et 12 ; Mumford, 1998, chap. 9 ; Heil, 2003, chap. 11 ; Kistler, 2005).

(2) L’autre version considère toutes les propriétés comme étant des pouvoirs. Chaque propriété est le pouvoir (disposition causale) de produire certains effets (voir notamment Shoemaker, 1980, et Bird, 2007).

Il n’y a pas de conflit réel entre ces deux versions. On peut dire qu’il s’agit plutôt d’accentuations différentes d’une et même position. La première version ne tient pas la distinction entre « causal-dispositionnel » est « catégorique » pour une opposition ontologique. On ne peut même pas parler de deux aspects différents des propriétés (car de tels aspects seraient à leur tour des propriétés). L’autre version ne conçoit pas les propriétés comme des potentialités pures. Les pouvoirs sont des propriétés réelles et actuelles. Ils sont certaines qualités, à savoir des pouvoirs de produire certains effets spécifiques. On peut dès lors résumer ces deux nuances de la même métaphysique des propriétés de la façon suivante : dans la mesure où les propriétés sont certaines qualités, elles sont causales – c’est-à-dire qu’elles consistent en des pouvoirs de produire certains effets. Voici donc une distinction centrale en métaphysique analytique des propriétés : présumant que les propriétés physiques sont des propriétés intrinsèques, la question est de savoir si elles sont catégoriques (métaphysique humienne) ou si elles sont des pouvoirs (théorie causale des propriétés). La discussion purement métaphysique se focalise dès lors sur les deux positions à gauche dans le tableau ci-dessus. Tournons-nous maintenant vers la métaphysique des sciences et tenons compte de l’impact qu’exerce la physique contemporaine sur cette discussion.

4. La portée philosophique de la physique quantique

La théorie quantique (mécanique quantique ainsi que théorie des champs quantiques) est la théorie physique fondamentale des propriétés physiques et matérielles. Elle représente les objets physiques d’une telle façon que ceux-ci ne sont normalement pas dans un état dans lequel leurs propriétés possèdent des valeurs numériques définies. Une valeur numérique définie consiste en un seul chiffre comme, par exemple, 1, 1/3 ou 0,576. Par contre, l’état d’un objet physique tel que décrit par la théorie quantique consiste normalement en une superposition de toutes les valeurs numériques définies possibles qu’admet la propriété en question.

Un exemple qui met cette situation en évidence est la fameuse relation d’indétermination ou d’incertitude d’Heisenberg qui stipule que le produit de l’indétermination (à savoir, déviation d’une seule valeur numérique définie) de la valeur de position et de l’impulsion d’un objet quantique ne peut jamais atteindre zéro mais reste toujours au-delà d’une certaine quantité. Autrement dit, il n’est pas possible que la position et l’impulsion d’un objet quantique possèdent toutes les deux une valeur numérique définie. La relation d’Heisenberg n’a rien à voir avec une incertitude ou ignorance des observateurs par rapport aux valeurs réelles de ces quantités. Elle saisit la situation objective des objets quantiques. Si l’on observe deux ou plusieurs objets quantiques, il y a des corrélations précises entre les valeurs numériques définies possibles de leurs propriétés. L’état du système total consiste en une superposition de toutes ces corrélations possibles. Autrement dit, aucun des objets quantiques en question, s’il est considéré isolément, ne présente un état défini ; seul le système total est dans un état défini (un état pur) qui est une superposition de toutes les corrélations possibles des valeurs numériques définies des propriétés de ces objets quantiques.

On parle alors d’intrication ou d’enchevêtrement. L’exemple le plus simple d’intrication est le suivant : le spin est une sorte de moment cinétique propre. C’est une propriété physique qui n’est considérée qu’en physique quantique. Il existe des objets quantiques de spin demi-entier comme des électrons, par exemple. Il n’existe pour un tel objet que deux valeurs numériques définies de spin dans chacune des trois directions spatiales orthogonales : spin plus (+1/2) et spin moins (–1/2). Par contraste, en ce qui concerne des propriétés comme la position et l’impulsion, il y a toujours une infinité de valeurs numériques définies dont il faut tenir compte. Considérons à présent deux objets de spin demi-entier de la même espèce – comme par exemple deux électrons – qui sont émis simultanément à partir d’une seule source et qui s’éloignent l’un de l’autre dans des directions spatiales opposées. Il n’y a alors plus d’interaction entre les deux objets. Néanmoins, aucun des deux objets ne possède un état de spin indépendamment de l’autre : l’état total des deux objets est une superposition qui inclut toutes les corrélations entre les valeurs possibles de spin, dans n’importe quelle direction spatiale, des deux objets. Dans le cas de deux objets de spin demi-entier de la même espèce (comme deux électrons) et d’état total de spin nul, nous avons affaire à une superposition antisymétrisée et normée du type « premier objet spin plus et deuxième objet spin moins » moins « premier objet spin moins et deuxième objet spinplus ». On peut exprimer mathématiquement cet état de la façon suivante :


(1) ψ12 = (ψ+ 1 ⊗ ψ– 2 – ψ– 1 ⊗ ψ+ 2)


Dans cette expression, ψ12 représente l’état total de spin, à savoir l’état de spin des deux objets ensemble, respectivement représentés par ψ1 et ψ2, le signe « + » représente la valeur spin plus et le signe « – » représente la valeur spin moins. Le signe « ⊗ » désigne le produit tensoriel des états de spin possibles des deux objets. Cet état total de spin est connu sous le nom d’état singulet. Dans cet état total, la propriété de spin total possède la valeur numérique définie de zéro. L’état total est un état pur, tandis qu’aucun de deux objets n’est dans un état pur (ils ne possèdent pas de valeur numérique définie de spin, dans aucune direction).

Le fameux problème de la mesure en physique quantique consiste en la question de savoir si les intrications persistent lors de la transition à des objets macroscopiques qui sont composés de beaucoup d’objets quantiques élémentaires ou si se produisent des événements qui dissolvent les intrications, de sorte que chaque objet – tant macroscopique que microscopique – possède pour chacune de ses propriétés une valeur numérique définie en corrélation avec les valeurs des propriétés de même type possédées par les autres objets. Revenons à l’exemple de l’état singulet et supposons que l’on fasse une mesure du spin des deux objets dans la même direction. Désignons l’objet que mesure l’appareil à gauche dans l’arrangement expérimental comme le premier objet et l’objet à droite comme le deuxième objet. Le résultat que l’on observe est alors soit, premier objet spin plus corrélé avec deuxième objet spin moins soit, premier objet spin moins corrélé avec deuxième objet spin plus. La question est donc de savoir si la superposition des corrélations qu’exprime la formule

(1) se trouve réduite à l’une ou l’autre des deux corrélations (à savoir, soit ψ+ 1 ⊗ ψ– 2, soit ψ–1 ⊗ ψ+ 2) ou si elle persiste mais est inaccessible à nous autres observateurs locaux.

Pour être plus précis, le problème de la mesure provient du fait que la dynamique qui saisit le développement des états (des propriétés) des objets quantiques dans le temps, à savoir l’équation de Schrödinger, est linéaire et déterministe : d’après cette dynamique, les intrications se perpétuent ; elle ne peut pas inclure la description d’événements qui dissolvent les superpositions, y compris les intrications, en faveur de valeurs numériques définies des propriétés en question. N’importe quel objet – microscopique ou macroscopique – qui interagit avec un objet quantique élémentaire ou qui est composé d’objets quantiques élémentaires est impliqué dans des intrications. Schrödinger lui-même met cette situation en évidence en concevant le fameux exemple d’un chat dont le destin est lié à celui d’un atome radioactif. L’exemple est du même type que celui des deux objets quantiques élémentaires de spin demi-entier dans l’état singulet, sauf que l’on remplace l’un des deux objets quantiques élémentaires par un objet macroscopique, en l’occurrence un chat. Dans son expérience de pensée, Schrödinger place le chat dans une boîte fermée, aux parois opaques, avec un atome d’une substance radioactive ainsi qu’un récipient contenant un poison qui, une fois inhalé, provoque la mort immédiate du chat. Si l’atome se désintègre, un mécanisme s’enclenche alors, brisant le récipient contenant le poison et entraînant, de fait, la mort du chat. La probabilité que l’atome se désintègre en une heure est de 0,5. Selon la dynamique de Schrödinger, après une heure, les états de tous les objets sont intriqués. Par conséquent, l’atome radioactif se trouve dans un état qui consiste en une superposition de l’état désintégré et de l’état non désintégré, de sorte que le chat se trouve dans un état de superposition de l’état « être vivant » et de l’état « être mort ». Nous sommes donc en présence d’une superposition de la corrélation « atome non désintégré et chat vivant » et de la corrélation « atome désintégré et chat mort » (voir Schrödinger, 1935, p. 812 /traduction française Schrödinger, 1992, p. 106).

Il n’existe que deux types de solutions possibles à l’intérieur de la théorie quantique pour résoudre ce problème : soit on considère la dynamique qu’exprime l’équation de Schrödinger comme la dynamique complète des objets quantiques de sorte que les intrications quantiques sont perpétuelles et universelles, touchant tout ce qui se trouve dans l’univers, mais étant inaccessibles aux expériences d’un observateur à l’intérieur de l’univers ; soit on ajoute quelque chose à la dynamique de Schrödinger de sorte que la dynamique complète des objets quantiques inclut des événements qui dissolvent les superpositions, y compris les intrications.

La version de la théorie quantique qui accepte l’équation de Schrödinger comme la dynamique complète des objets quantiques a été pour la première fois exprimée explicitement dans un article de Hugh Everett (1957). Selon cette position, les intrications quantiques se perpétuent : elles sont universelles, touchant tous les objets, quantiques ainsi que macroscopiques. Toutes les corrélations possibles entre les différentes valeurs des propriétés des objets existent dans les faits. Toutefois, en raison d’un phénomène physique connu sous le nom de décohérence, il n’y a pas d’interférence entre ces différentes corrélations (voir au sujet de la décohérence les articles dans Giulini et al., 1996, surtout Zeh, 1996). La décohérence permet à cette position de tenir compte du fait que nous observons toujours des valeurs numériques définies : ce que nous voyons quand nous observons le monde, ce n’est qu’une des corrélations qui font partie de la superposition des corrélations (intrication) en question. Les autres corrélations existent également mais elles ne sont pas accessibles à l’expérience de l’observateur. Plus précisément, les intrications touchent en fin de compte également la conscience de l’observateur de sorte qu’il y a une superposition de différentes valeurs de conscience de l’observateur, mais ces différentes valeurs ne sont pas accessibles les unes aux autres : elles existent dans différentes branches de l’univers (voir surtout Albert & Loewer, 1988, et Lockwood, 1989, chap. 12 et 13).

Pour revenir à l’exemple de l’état singulet, il y a une branche de l’univers dans laquelle existe la corrélation « observateur O observe premier objet spin plus et deuxième objet spin moins » et il y a une autre branche de l’univers dans laquelle existe la corrélation « observateur O observe premier objet spin moins et deuxième objet spin plus ». De même, dans l’exemple du chat de Schrödinger, il y a une branche de l’univers dans laquelle existe la corrélation « observateur O observe atome non désintégré et chat vivant » et il y a une autre branche de l’univers dans laquelle existe la corrélation « observateur O observe atome désintégré et chat mort ». En bref, cette stratégie consistant à postuler l’existence de branches parallèles de l’univers invisibles les unes aux autres permet de rendre compte de notre expérience quotidienne tout en affirmant que les intrications quantiques sont universelles et perpétuelles. Toutefois, pour obtenir ce résultat, cette position est obligée de s’engager à reconnaître une infinité de branches de l’univers qui existent en parallèle de sorte que tous les objets de l’univers se trouvent ainsi infiniment multipliés : les différentes corrélations qui entrent dans une superposition (intrication) constituent chacune une branche de l’univers qui existe réellement.

Si l’on recule devant cet engagement ontologique et si l’on soutient que les objets macroscopiques ne sont pas soumis aux intrications, bien qu’ils interagissent avec des objets quantiques élémentaires et soient composés de ceux-ci, on est obligé de développer une version du formalisme de la théorie quantique qui ajoute un facteur à l’équation de Schrödinger. Le but est d’obtenir un résultat suivant lequel la dynamique des objets quantiques inclut des événements qui réduisent les intrications, à savoir les superpositions de corrélations, à une seule des corrélations en question. On appelle ces événements « réductions d’état ». Par conséquent, ce qui existe en fait, c’est soit la corrélation « atome non désintégré et chat vivant », soit la corrélation « atome désintégré et chat mort », mais pas les deux dans différentes branches de l’univers. La seule proposition physique concrète pour une dynamique cohérente qui inclut des réductions d’état a été développée par les physiciens italiens Giancarlo Ghirardi, Alberto Rimini et Tullio Weber (1986) (pour un aperçu, voir Ghirardi, 2002). Ils ajoutent un facteur Le réalisme non linéaire et stochastique à l’équation de Schrödinger de sorte que pour un seul objet quantique élémentaire isolé il existe une probabilité très faible pour qu’il se localise spontanément, c’est-à-dire qu’il adopte spontanément une valeur numérique définie de sa position. Si l’on considère un grand nombre d’objets quantiques élémentaires – comme, par exemple, un objet macroscopique qui est composé d’un grand nombre d’objets quantiques élémentaires –, il y a au moins un de ces objets quantiques élémentaires qui se localise spontanément en extrêmement peu de temps. Si un seul objet se localise spontanément, tous les autres objets avec lesquels l’état de cet objet est intriqué sont également localisés et l’intrication – à savoir la superposition des corrélations – se trouve réduit à une seule corrélation. Sur cette base, John Bell (1987, notamment p. 45) propose de considérer ces localisations spontanées comme des événements locaux et de concevoir les objets macroscopiques comme des galaxies de tels événements locaux.

Ce que la théorie quantique nous donne, ce sont alors des relations entre des objets, en premier lieu des relations d’intrication (superpositions des corrélations). Soit ces relations d’intrication sont perpétuelles et universelles, soit il y a des événements qui les réduisent à une des corrélations en question. Même en ce cas, nous avons affaire à des corrélations et non à des propriétés intrinsèques – corrélations, par exemple, du type : un objet quantique possède la valeur spin plus dans une direction donnée relativement à un autre objet quantique possédant la valeur spin moins dans la même direction. Il n’y a pas de propriétés intrinsèques qui peuvent servir de base de survenance pour ces corrélations. C’est que montre un théorème que John Bell a prouvé en 1964 : si les objets quantiques avaient des propriétés intrinsèques qui fixent les relations d’intrication (à l’instar de la masse comme propriété intrinsèque fixant les relations de masse entre les objets), il ne pourrait pas y avoir les corrélations que prédit la théorie quantique et qui sont confirmées par des expériences (notamment les expériences d’Aspect, Dalibard & Roger, 1982). Le théorème de Bell exclut la possibilité même de propriétés intrinsèques comme fondement des relations d’intrication, indépendamment de la question de savoir si oui ou non nous pouvons connaître ces propriétés (il pourrait s’agir de variables cachées).

Néanmoins, il n’y a jamais un chemin royal qui, d’une théorie physique, d’un théorème mathématique ou de résultats d’expérience, mène directement à des conséquences métaphysiques déterminées et nécessaires. Même suite à la théorie quantique et aux expériences qui s’inspirent du théorème de Bell, il est possible de soutenir la position selon laquelle les propriétés des objets quantiques sont des propriétés intrinsèques qui fixent les corrélations et que nous ne connaissons pas (des variables cachées). Toutefois, il faut en ce cas accepter des relations causales qui se propagent à une vitesse quelconque (actions à distance) (voir par exemple Chang & Cartwright, 1993) ou reconnaître des relations causales qui sont orientées vers le passé (causalité rétroactive) (voir surtout Price, 1996, chap. 8 et 9, et Dowe, 2000, chap. 8 ; la théorie des variables cachées de Bohm & Hiley, 1993, postule également une action à distance sous forme d’un potentiel quantique).

Une hypothèse philosophique a priori – propriétés intrinsèques – se trouve ainsi mise en cause par des résultats scientifiques. On peut sauver l’hypothèse philosophique en question, mais uniquement en souscrivant à des engagements ontologiques fort douteux – comme l’action à distance ou la causalité rétroactive – qui sont, de plus, en contradiction avec une autre théorie physique fondamentale, à savoir celle de la relativité générale. Cette situation confirme la position proposée ci-dessus dans la section 1 au sujet de la thèse de la sousLe réalisme détermination de la théorie par l’expérience : l’expérience à elle seule ne possède pas la force logique de déterminer la théorie scientifique, voire l’interprétation d’une théorie scientifique donnée. Toutefois, l’évaluation des conséquences ontologiques des positions logiquement disponibles nous permet de proposer certaines conséquences métaphysiques étant donné la situation empirique, à savoir en ce cas, la reconnaissance des relations d’intrication quantique comme relations physiques fondamentales. Le philosophe Abner Shimony (1989, p. 27) va jusqu’à employer l’expression de métaphysique expérimentale dans ce contexte.


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