Suhescun, 19 décembre

Suhescun, 19 décembre

j


J'ai finalement pris la route pour Suhescun et l'enterrement de Jules. Le père Jules Lahargou, des Missions Africaines, de Baudonne et du Pays basque. Un missionnaire resté en France, qui pendant 50 ans – bon Dieu… – à consacré sa vie à être ce qu’il pensait juste d’être. Avec sa foi, ses convictions, son charisme de petit basque débonnaire et malicieux ; capbourrut et opiniâtre, aussi. Convaincu. Pas vaincu.

Enchaîner les adjectifs te dira rien de lui. Je t’ai dit qu’il avait fondé les camps de Baudonne, auxquels j’ai participé pendant une petite dizaine d’années. C’est sans doute en milliers qu’il faut compter les jeunes gars et filles à qui il a donné la chance de vivre cette aventure, d’une façon ou d’une autre. Nous étions une trentaine (plus ?) des camps à avoir fait la route jusqu’au cœur des collines. Une bonne brochette de diacres, de prêtres et d’évêques, toutes les vieilles et vieux du hameau, pas mal de groupes venus du Pays basque, du Béarn et des Landes.

J’ai décidé de partir vers midi, pris la route à une heure et quart. Au fur et à mesure que le paysage défile, vers l’Ouest, le ciel pâlit, s'embrûme. Arbres nus, l’automne flamboyant est bien derrière. Couleurs grises. Tout pâle.

Tout su tout blanc corps nu blanc un mètre jambes collées comme cousues. Lumières chaleur sol blanc un mère carré jamais vu. Murs blancs un mètre sur deux plafond blanc un mètre carré jamais vu. Corps nu blanc fixe seuls les yeux à peine. Traces fouillis gris pâle presque blanc sur blanc. Mains pendues ouvertes creux face pieds blancs talons joints angle droit. Lumière chaleur faces blanches rayonnantes. Corps nu blanc fixe hop fixe ailleurs. — Beckett, Bing

Tout pâle et gris, un peu transparent.

Arrivé, la toute petite église est pleine. Le cercueil est là qui sort du fourgon. Je l’aperçois et je ne le verrai plus. L’hiver est venu aussi. Je suis un des derniers arrivés – juste à l’heure (parenthèse. J’ai pris un gars en stop. Nicolas, cinquante balais ou moins, essdéèffe, pèlerin, routard. Un bonnet noir avec I ❤ Jesus brodé en grand, en rouge. Venu de Corse, il allait vers Saint Palais, parti de Pau ce matin vers 7h ! il allait dormir dans des cartons, aux halles, avec son sac de couchage militaire à fond caoutchouté. Il va de “115” en secours catholique, de foyer en coin de halle. Il pense être à San Sebastian pour le nouvel an. Au fil de la conversation, on se rend compte qu’il est bien probable que Jules l’ait également pris en stop il y a quelques années. fin de la parenthèse.)

Je me gèle les pieds, ma guitare enhoussée posée dessus, pile poil entre dehors et dedans. Exactement sur le seuil de l’église de Suhescun, posée au milieu du cimetière qui l’entoure et où Jules est désormais enterré.

La cérémonie un peu austère n’a pas franchement reflété ce que nous connaissions de sa vie. Mais le rite est un truc sérieux, en Euskal Herria – la cérémonie fut beaucoup dite et chantée en basque. C’est son pays qui l’accueille, la terre dans laquelle il repose aujourd’hui, et c’est plutôt juste. Malgré l’exiguïté du cimetière, je suis rassuré pour son confort : depuis le seuil de l’église, le paysage est pas dégueu – même un jour de pré-hiver gris, humide et tristounet.

À la fin de la cérémonie, quand même !, on a sorti quelques guitares, les djembé et les carnets de chant. On a joué et chanté, sans doute avec un peu moins d’ardeur que dans nos jeunes et folles années mais le peuple sans levain était bien ressucito.

Descendus retrouver la famille de Jules à l’auberge et les amis venus de loin. Partagé un café, un gâteau basque.

La nuit était tombée. Le solstice approche ; bientôt la plus longue nuit, le jour le plus court. Bientôt aussi, les jours allongeront. Ça ira mieux, on s’ra plus vieux.

On s’est ensuite retrouvés une douzaine, autour de la grande table* des Belchit à Mendionde, de si vieux amis des camps – je pense avoir été chez eux pour la première fois il y a pas moins de vingt-cinq ans, tant de fois revenu depuis, et toujours accueilli comme un roi. On a passé la fin de l’après-midi et la soirée à causer tranquillement, à chanter un peu, en buvant des cafés, du cidre et des martinis.

Rentré vers onze heures. Raccompagné Émilie à Cauneille en causant du Niger, du Tchad et du Sénégal. Écouté Songs Ohia.

Je t’ai un peu parlé de ce temps de ma vie. Avec de nombreux autres, j’ai été plongé dans le bain de ces camps pendant quelques années. Je ne vois pas très souvent les copains de l’époque, mais ces jours-ci, c’est de partout en France qu’ont afflué les messages, les souvenirs, les prières et les pensées. Et c’est un peu partout dans le monde que les traces de Baudonne infusent au quotidien. Nous sommes nombreux à porter dans nos êtres les marques du temps qu’on a passé là-bas (là-haut?). On s’y est construits, ensemble et individuellement. C’est un endroit où nous avons formé nos petites têtes, construit notre identité, notre rapport au monde, notre rapport à l’autre, proche ou lointain, même ou différent. Affirmé des convictions politiques, humaines, spirituelles – et pas toujours celles qu’on pourrait soupçonner de loin. Joué et rit beaucoup. Aimé intensément. On y a partagé, on s’est bagarrés, on a voyagé.

Aujourd’hui, partout dans le monde, un vent mauvais souffle fort ; le temps qui court porte un ciel sombre et trouble. Il fait pas bien beau et c’est parti pour durer.

Arrivés à Baudonne au hasard de nos routes et de nos existences, les chanceux que nous sommes avons pu y allumer ensemble des lumières qui encore aujourd’hui aident à diminuer l’obscurité. Même pas peur que la flamme s’éteigne.

Il est bien tard ; c’est ma lampe qu’il faut que j’éteigne, et mon ordinateur aussi. Je bois un verre, et j’écoute à nouveau Nick Cave. Skeleton Tree est très beau, très triste. Parlant de beau et triste, en janvier, j’irai peut-être écouter le Winterreise à Tarbes.

Vite, je cesse là cette lettre et je t’embrasse.

Prends bien soin de toi.




* En ce moment même, la table n’est plus si grande. Demandez à Marie-Pierre ; )


Report Page